Traditionnellement, les vastes territoires sauvages du Grand Nord ont été une source d’inspiration pour les auteurs de romans d’aventures, en particulier ceux de la période 1860-1940 comme Jack London, James Oliver Curwood, Jules Verne, pour ne citer que les plus connus. En ce qui concerne le roman policier, par contre, à de rares exceptions près (les romans suédois de Maj Sjöwall et Per Wahlöö dans les années 1970), il aura fallu attendre l’invasion des polars venus du froid au début des années 1980 (Henning Mankell, Arnaldur Indriðason, Jo Nesbø et autres Stieg Larsson) pour découvrir les grands territoires désolés du Nord et les crimes de « la nordicité européenne ». Conséquemment, les romans noirs scandinaves ont aussi inspiré certains écrivains français qui ont exploité ce nouveau filon. Olivier Truc nous fait découvrir la Laponie dans Le dernier Lapon (2012), Ian Manook transpose ses nouvelles intrigues en Islande dans Heymae (2018) et les enquêteurs de Mo Malø arpentent les vastes espaces glacés du Groenland dans Qaanaaq (2018). Au-delà de l’opportunisme commercial (le Nord est vendeur!), Olivier Truc explique ainsi cet intérêt soudain pour ces intrigues exotiques et dépaysantes : « On s’attend à ce qu’il ne se passe rien dans ces territoires désolés et dépeuplés et mon défi personnel consiste à tenter de faire vivre cet espace qui bruisse de tous les mystères du monde. » Défi réussi pour les auteurs français… Mais qu’en est-il du Québec? Lors de la parution de son roman policier L’étonnante mémoire des glaces, à l’occasion d’une entrevue avec Manon Dumais publiée dans Le Devoir (18 mai 2022), Catherine Lafrance nous rappelle qu’on oublie trop souvent notre situation géographique : « Nous sommes des Nordiques: il fait plus froid à Montréal qu’à Moscou. Il faut retrouver notre nordicité tout en étant Nord-Américains. » Avec comme résultat que le polar québécois se trouve peut-être « à la croisée des chemins entre le polar suédois et sa version nord-américaine », formule qu’elle applique à son œuvre, mais qui pourrait bien en caractériser d’autres. Dont acte

Au cours des deux dernières années, quelques auteurs, dont Maureen Martineau, Isabelle Lafortune, Julien Gravelle et Isabelle Grégoire, ont publié des polars dont l’action se situe dans les vastes étendues du Nord québécois, exemple suivi récemment par Christian Ricard, Ronald Lavallée et le duo Sébastien Gagnon et Michel Lemieux, inspirés à leur tour par l’attrait mystérieux de la forêt boréale.

L’action d’Une piste sanglante, mi-western nordique, mi-roman noir de Christian Ricard, se situe à Natashquan et met en scène Manic Ricard, un homme sans histoire dont la vie va brutalement basculer dans le drame du jour au lendemain. Déboussolé par la mort subite de son père, pris d’une soudaine envie d’espace, il décide, sur un coup de tête, de partir à Natashquan pour retrouver Waban, un vieil ami innu de son père dont la fille a disparu sans laisser de traces, comme d’autres jeunes femmes de la région. Si l’accueil de Waban est très chaleureux, il n’en est pas de même pour des inconnus armés et cagoulés, membres de gangs et de trafiquants locaux qui ordonnent à Manic de quitter la région. Sa présence semble déranger leurs activités illicites. Mais Manic refuse et dès lors, la violence se déchaîne. Incendies criminels, tentatives de meurtre, fusillades et poursuites se succèdent à un rythme infernal. Manic et Waban sont plongés, bien malgré eux, dans une mêlée sauvage qui va faire de nombreuses victimes et révéler la nature des activités illicites des gangs criminels actifs dans cette région isolée, ainsi que leur véritable identité. Par ailleurs, ce roman pose aussi un regard intéressant, « unique et vivant sur les drames et les drôleries de la vie au pays des Innus ».

L’action de Territoire de trappe, roman très noir de Sébastien Gagnon et Michel Lemieux, se passe en décembre 1913 dans un bled paumé du « Nord-Ouest québécois arriéré », à deux jours de marche de la rivière Mistassini. Les habitants semblent sortis tout droit d’une toile de Jérôme Bosch et constituent « un échantillonnage inquiétant de vagabonds, de parvenus et de mesquins désavoués au sud. Les coupe-jarrets et autres réprouvés viennent y mourir dans le froid, l’ivrognerie et la désolation ». Quand le trappeur Léon rentre au village avec ses compagnons Cyprien, Wilbrod et Reth, à la fin de leur saison de trappe, il apprend que son épouse Almas est décédée et que sa fille Rose est morte noyée. Rapidement, il découvre que dans les faits, Rose a été violée, puis étranglée par Adhémar, le maire du village. Tout le village, y compris le curé, est au courant, mais personne n’a rien fait. Fou de rage, Léon embarque Cyprien et Wilbrod (Reth s’abstient…) dans une expédition punitive contre les villageois. Dès lors l’enfer se déchaîne et, dans un climat de folie meurtrière, les tueries, les viols et autres actions violentes, souvent racontés avec force détails graphiques, se succèdent à un rythme effarant. Heureusement, le tout est assaisonné d’un humour très noir qui contraste quelque peu avec l’horreur et l’ambiance souvent glauque du récit.

À la fois polar historique et roman d’aventures dans la lignée de ceux de Jack London (qui est à la base de la vocation littéraire de l’auteur), Tous des loups de Ronald Lavallée raconte une histoire des plus captivantes. L’action se situe en 1914 à la Mission Saint-Paul, un village minuscule, inhospitalier et totalement isolé du Grand Nord canadien, habité par quelques Blancs peu recommandables, des Métis et des Cris. C’est là que débarque Matthew Callwood, constable de la Police montée du Nord-Ouest (pré-GRC), un jeune homme idéaliste, téméraire et quelque peu guindé, très porté sur le règlement, la rigueur et la discipline. Sa première mission : arrêter Moïse Corneau, un homme en cavale condamné à la pendaison pour le meurtre de sa femme et de son enfant, qui a échappé à ses geôliers et s’est réfugié dans la région! Il se terre quelque part dans la forêt boréale. Au fil des semaines, dans ce territoire démesuré au climat impitoyable, la nature sauvage reprend ses droits et Callwood va peu à peu apprendre qui est son véritable adversaire. Du coup, le chasseur devient chassé. Tout cela est raconté de façon magistrale dans un style dépouillé, limpide et fluide (la narration est au présent). Les personnages sont remarquablement bien typés et l’intrigue offre son lot étourdissant de rebondissements et de surprises. Quant au lecteur, il finit comme eux par succomber à l’appel de la forêt!

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