Se battre à armes inégales

14
Publicité

Tout semble opposer Le grand marin de Catherine Poulain et Le Cercle de Dave Eggers. Mais se battre contre soi-même ou tenter de s’émanciper à travers un système plus grand que soi reste un dur combat qu’on ne peut gagner qu’en gardant le cap sur notre unicité.

Métier de l’extrême en eaux houleuses
C’est sans crier gare que le premier roman de Catherine Poulain s’empare de nous. On commence la lecture, se laissant bercer tranquillement alors qu’on croit encore deviner l’horizon au loin, puis tout à coup, on réalise qu’il est trop tard : nous sommes captifs de ce roman autant que la protagoniste l’est de cette forte mer d’Alaska, aux vagues aussi impressionnantes que destructrices. C’est que dans ce roman, il y a un petit quelque chose d’Herman Melville dans chaque description, un grand quelque chose de Jack London dans chaque aventure.

Contrairement à ce que son titre laisse présager, Le grand marin n’est pas une histoire d’amour. Certes, il y aura un homme – fort, hirsute, alcoolique et doux –, mais ce sera secondaire. Il s’agira plutôt d’une histoire de survies, au pluriel. D’abord celle de Lili, la narratrice qui a fui la France pour une raison qu’elle taira, puis celles des marins, qui ont chacun leur propre cerbère à terrasser.

Que Lili soit une femme, et non un homme, n’est pas le point autour duquel tourne ce roman à forte teneur autobiographique (l’auteure a travaillé dans une conserverie de poisson en Islande, sur des chantiers navals américains et a pêché durant près de dix ans en Alaska). Un homme aurait tout autant qu’elle à faire sa place sur Le Rebel, ce bateau qui ne prend à bord que ceux qui ont du cœur au ventre et savent trimer dur. Pour le prouver, les marins doivent affronter les rafales puissantes du vent et les vagues qui se fracassent, les hameçons et les cages qui ne se gênent pas pour les faucher, l’humidité constante, le manque de sommeil, le peu de nourriture de qualité. Le roman de Catherine Poulain, c’est cette vie dure et périlleuse vue de l’intérieur. Que pensent ces marins qui crient, sacrent, combattent, alors que l’eau glaciale leur éclate au visage? Pourquoi subissent-ils les assauts des vents pour une paie misérable? Comment trouvent-ils la force de bosser physiquement après que les docks de Kodiak et leurs bars ont refermé sur eux leurs étreintes? Que se cache-t-il, au fond de chacun d’eux? C’est ce que l’auteure nous laisse découvrir sous des phrases exemplairement concises et puissantes.

Parmi ces hommes qui sentent la mer et le poisson, qui sont larges, costauds et qui crient avec une force incroyable, Lili dit « le moineau » fera sa place. Ce petit bout de femme tendue comme la corde d’un arc brave la vie autant que la mort dans un monde où tout tangue, mais où l’on ne peut que se tourner vers soi-même pour se tenir debout. « Je veux me battre, […] j’veux aller voir la mort en face. Et revenir peut-être. Si je suis capable », dira celle qui mangera des cœurs de flétan, encore chauds, encore battants, peinturera de nombreuses fois la ville en rouge, ravalera ses larmes en silence en se brisant les côtes, croira mourir, perdra espoir en la nature salvatrice de l’Alaska, entreverra que cette terre n’est peut-être qu’une chimère de plus. Mais dès lors qu’elle repose les pieds sur le quai du Rebel, elle se rappelle pourquoi elle souhaitant tant, en arrivant, qu’un bateau l’adopte. « Embarquer, c’est comme épouser le bateau le temps que tu vas bosser pour lui », dira un jour un homme des mers à Lili. Pour le meilleur et pour le pire. 

Forces collectives
Dave Eggers est l’un des grands auteurs américains contemporains, l’un de ceux qui brillent autant par leur vision de l’art et de la communauté que par leur intelligence et leur talent. Fondateur d’une maison d’édition indépendante à San Francisco qui publie notamment la revue The Believer, Eggers est également l’auteur du roman Un hologramme pour le roi, tout récemment adapté au cinéma. Son dernier-né, Le Cercle,est un roman d’anticipation à la 1984 qui se déroule dans un avenir plutôt rapproché du nôtre, où ceux qui veulent le contrôle ont bien compris comment y arriver. De façon tentaculaire, pernicieuse et en présentant leurs projets de façon ô combien agréable pour tous.  

La compagnie Le Cercle, la plus prisée d’entre toutes, ressemble à l’image qu’on se fait des bureaux de Google en Californie : les employés travaillent dans un environnement épuré, dernier cri et muni de bureaux ergonomiques, bénéficient d’une protection sociale complète, ont accès à des concerts en plein air, des dortoirs pour ceux qui travaillent tard et de la nourriture bio… Bref, tout est optimisé, tout est pensé, tout est fait pour que chacun s’y sente bien, voire mieux que chez lui. Fournisseur d’Internet, géant des médias sociaux et développeur d’une multitude de projets d’innovation issus du génie de ses employés (des puces implantées dans le poignet des enfants pour contrer les kidnappings, des caméras miniatures placées sur les plages pour connaître l’exacte amplitude des vagues, etc.), Le Cercle mise tout sur la transparence : grâce aux réseaux sociaux, tout le monde peut – et doit! – se filmer, partager ses désirs, ses pensées, ses faits et gestes, être relié à tous. L’anonymat n’est pas la bienvenue, car si vous êtes une bonne personne, vous fait-on comprendre, vous n’avez rien à cacher. Même les politiciens portent des caméras en permanence pour prouver leur totale transparence à leurs électeurs. Plus personne n’est anonyme, et c’est tant mieux, car c’est pour le bien de tous.

Le roman débute alors que Mae vient d’être embauchée au Cercle. Travaillante, elle montera rapidement les échelons, créant des projets qui, bien vite, la dépasseront. Mais un homme étrange, le seul introuvable sur les réseaux internes du Cercle, le seul dont personne n’a jamais entendu parler, viendra à sa rencontre. Ce mince fil d’intrigue est celui qui rappellera sans cesse au lecteur que quelque chose se trame, quelque chose de beaucoup moins rose que le laisse paraître Le Cercle. Et pendant ce temps, les employés, heureux d’être soutenus – et surtout financés – dans leur création répondent candidement aux ordres, sont obnubilés par la performance de leur projet. Ainsi, individuellement, ils ne réalisent pas tout à fait le monstre qu’ils sont, collectivement, en train de créer…

Si nous n’avons pas tous la chance d’aller prouver notre valeur sur un bateau en Alaska, nous avons néanmoins tous la possibilité de garder un contrôle sur notre individualité, notre unicité. Le grand marin et Le Cercle : deux romans qui nous obligent à terrasser les démons, qu’ils soient en nous ou tout de paillettes habillés. 

Publicité