Braver le danger, chercher l’aventure, la vitesse, les sommets et n’avoir jamais froid aux yeux. Et si la sagesse se trouvait par-delà la bravoure et la prise de risque? Sylvain Tesson et Brigitte Giraud se questionnent sur les limites de notre soif de dépassement dans deux livres où tremblent les héros.

« L’histoire des hommes n’est pas une course infinie vers le sommet », écrit Sylvain Tesson dans Blanc, récit d’une traversée des Alpes à ski sur quatre hivers qu’il a menée avec son ami Daniel du Lac, un guide de haute montagne que rien n’effraie et grisé par le risque. On peut dire qu’il sait de quoi il parle, Tesson ayant lui-même chuté accidentellement d’une maison à Chamonix en août 2014, ce qui lui aura valu un séjour en coma artificiel avant de retrouver la santé et le goût de l’aventure. Écrivain voyageur et géographe de formation, Tesson s’est fait maître dans l’art des récits de traversées à la fois physiques, où il décortique la relation aux éléments et au paysage, mais aussi de magistraux carnets de méditation philosophique truffés de citations littéraires où il réfléchit à notre relation au temps, à la performance, à l’efficacité et aux prisons modernes, dans une résistance constante à s’inscrire hors des normes et des cadres de la vie standardisée.

Tesson poursuit une œuvre de sage érudit et rebelle avec Blanc, une ode à la neige et à la pureté du blanc, avec pour objectif de « se fondre dans une substance ». Le pèlerinage se fait cette fois dans les Alpes, de Menton jusqu’à Trieste, en passant par l’Italie, la Suisse, l’Autriche et la Slovénie, de 2018 à 2021, à raison de trois à six semaines de randonnée chaque année. Tesson propose un jour à du Lac, alors qu’il vient de neiger : « Pourquoi ne pas nous enfoncer dans le Blanc? L’histoire nous l’avait prouvé: les lendemains ne chantent jamais. La géographie, elle, tient ses promesses. Elle nous apprend que la vie est dans le mouvement. » Divisé en quatre parties sur quatre ans — « La liberté », « Le temps », « La beauté » et « L’oubli » —, Blanc est une méditation sur l’alpinisme et la liberté : cette soif de gravir les montagnes, décrite comme une expérience de reviviscence fondée sur la répétition, où « les forces dilapidées dans le mouvement se reconstituent », écrit-il. Ode au mouvement qui s’alimente lui-même, elle est aussi une expérience de dématérialisation qui passe par le blanc et la neige, que décrit Tesson, la sensation face aux montagnes enneigées se compare à un lavement du regard, une pensée blanche où se dissolvent l’ego et l’identité par absorption dans l’espace.

À cette érosion des contours s’ajoute le bonheur des « minuscules conquêtes » qui s’augmentent parce que gagnées de haute lutte. « Ces délices salvateurs : la porte après le vent, le table après la pente, le poêle après la neige, la soupe après l’effort, la flamme après la blancheur. Le poste, l’abri, la cabane, la tente deviennent palatiaux pour peu qu’on les ait conquis. Là réside une définition du luxe : dans la cessation de l’effort davantage que dans la sophistication ou l’abondance de jouissances. » Au fil du récit de ces traversées qui consistent à gravir la montagne, skier et se retrouver dans un refuge auprès du feu, Tesson développe un réel traité sur le bonheur où la constance et l’économie des possessions s’opposent à une société de loisirs et de divertissements. Il cite Cicéron qui écrit : « Omnia mea mecum porto ». « Je porte tout ce que je possède », c’est-à-dire « les pensées, les rêves et les souvenirs, le vrai poids de l’homme », ajoute Tesson. «Si l’on serrait l’intégralité de ses possessions dans un petit sac, on acquerrait la légèreté, premier pas vers l’autonomie qui mène à l’indépendance, autre nom de la liberté», poursuit-il dans ce livre qui devient une leçon sur la vanité des hommes dont l’expérience de l’alpiniste peut facilement devenir une métaphore de l’aventure humaine. L’alpiniste est un être inquiet en quête perpétuelle, « un homme en fuite […] ce type qui ne trouve jamais là-haut ce dont il manque en bas mais sera toujours prêt à y retourner ». Le danger qui guette l’alpiniste, rappelle Tesson, est de mépriser le monde d’en bas, car « en réalité le sommet ne rehausse jamais la vertu de l’être ». De quoi méditer longtemps et donner envie de se débarrasser de tout ce qui alourdit nos vies trop chargées.

Maudite liberté
La singulière quête de Brigitte Giraud dans Vivre vite, récompensé du prix Goncourt en 2022, concerne aussi la soif de liberté. Vingt-trois ans après la mort accidentelle de son mari, elle cherche à reconstituer le drame, alors qu’elle doit vendre sa maison de Lyon, celle-là même dans laquelle elle allait emménager avec Claude, avant qu’il ne meure, à 41 ans, le 22 juin 1999. Giraud choisit de régler alors ses comptes avec la litanie des « Et si… », avec laquelle elle vit depuis l’accident, imaginant comment elle aurait pu l’éviter, absurde quête s’il en est une. Avec ce livre, elle va au bout de l’exercice, comme pour se purger enfin de la douleur, de l’incompréhension, de la culpabilité.

En vingt-trois séquences de « Et si… », elle décrit les jours avant l’accident de moto qui aura coûté la vie à Claude, à bord d’une Honda 900 CBR Fireblade. Giraud décrit chaque événement, chaque minute, chaque détail qui entoure la tragédie pour comprendre, aimantée comme malgré elle par l’envie de savoir, par l’énigme de cette mort injuste. Elle ira jusqu’à enquêter sur cette fameuse moto créée par l’ingénieur japonais Tadao Baba, interdite de vente au Japon où elle a été conçue, réservée à l’exportation vers l’Europe, essayant en vain de comprendre pourquoi les Français se vantent de rouler sur de meilleures motos que les Japonais, « comme si c’était un privilège, comme si cette liberté marquait une nouvelle fois la supériorité du Français sur le monde entier. C’est eux qui les fabriquent, mais c’est nous qui en mourons ». Claude aura été « inspiré par Lou Reed, peut-être, qui avait écrit Vivre vite, mourir jeune », que Giraud trouve dans le livre que Claude lisait alors, épris de cette soif de vitesse et de danger répandue chez les motards et que l’auteure remet en question.

Dans une langue économe où se répètent les formules et la structure dans une sorte d’exercice obsessionnel qui frôle l’écriture chirurgicale, Giraud construit un livre étonnant, où la beauté surgit de la paix qu’elle réussit à trouver au bout de ce processus de dissection du drame. Elle regrette d’avoir voulu acheter une nouvelle maison, regrette d’avoir échangé ses billets de train, elle maudit cette liberté dont elle aura si mal usé, plutôt que de rester tranquille, ce qui aurait peut-être sauvé la vie de Claude, mais si nos folles pulsions vers le danger sont nocives, vouloir éviter tout danger, hélas, consiste à ne plus vivre. Parfois, l’interruption tragique crée une pause dans la course de l’homme moderne qui ne souffre d’« aucune interruption de ses pulsions », et par-delà la mise en danger se trouve peut-être un calme où on choisit de porter ce que l’on possède.

Photo : © Justine Latour

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