Marguerite Duras: Tout entière à sa Pléiade attachée

41
Publicité

Seize ans après sa mort, voilà que, comme Anne-Marie Stretter entrait à l’ambassade de France dans India Song, Marguerite Duras pénètre au palace des lettres, la Bibliothèque de la Pléiade. Son oeuvre imprimée en caractères Garamond sur papier bible, voici deux tomes, il y en aura quatre, couleur havane… A-t-elle donc laissé une littérature durable, comme on le dit d’un développement ou d’un souvenir?

Faudra-t-il que les rébarbatifs à cette oeuvre protéiforme, hagarde, plus hagarde, oublient la «durasoir» dont on se moquait de son vivant dans Paris, et saluent la dure de dure qui perdure? L’envoûteuse qui chantait Piaf, la vamp intellectuelle, la caractérielle des lettres françaises? Un jour l’illuminée («Forcément sublime!», écrit-elle de la mère du petit Gregory soupçonnée d’infanticide), un soir l’ivre morte (elle éclusait jusqu’à dix litres de pinard achetés à la supérette), une nuit la si talentueuse (écrivant La douleur, Le ravissement de Lol V. Stein, scénarisant Le camion). Bref la Duras, tout entière à sa Pléiade attachée*, n’a pas fini de nous hanter, de nous séduire et de nous chatouiller le gros orteil!

J’ai aimé, j’aime, j’aimerai Duras, et je l’ai parfois trouvée ridicule, à en rire, à en pleurer; dans les années 60, j’attendais ses romans, j’admirais plusieurs écrivains et des meilleurs qu’elle (Simon, Sarraute, Beckett), mais ce sont les siens, ses romans de la temporalité, de l’incommunicabilité, aux titres séduisants (Des journées entières dans les arbres, Moderato cantabile, Dix heures et demie du soir en été, L’après-midi de monsieur Andesmas, La musica), que j’attendais, réservant mon exemplaire, courant l’acheter pour m’y plonger. J’ai été fana, ou fada, de la Duras, pas groupie, car je suis de nature solitaire, mais elle fut ma Claude François et j’étais sa Durette…

En suis-je revenu? Pour sûr. Il n’est pas bon de vieillir avec ses béguins, d’user ses jouets. Ce sont ses abus du conditionnel qui m’auront désabusé – j’irais, elle aurait, il viendrait, vous seriez –, car l’abus désabuse… On se prend à rire d’elle et je vivais cela tel un désamour, la déception. Puis son cinéma me la ramenait, ce cinéma radical, iconoclaste envers le cinéma comme Le camion l’est. Le camion (pourtant écrit au conditionnel: «Ç’aurait été une route au bord de la mer», «Ç’aurait été un film») est d’abord un texte capital, et par ce texte un film, les répliques que lisent, feuillets en mains, Depardieu et elle assis dans la pénombre de sa maison de Neauphle-le- Château alors qu’un camion dont on ne verra le chauffeur file dans la campagne sous un ciel blanc d’hiver. L’un des films les plus importants du cinéma d’auteur, le meurtre de l’idée de la femme au cinéma, la thèse que le cinéma est un leurre. Le camion, chef-d’oeuvre subversif dont j’admets que l’on puisse le haïr et le fuir (et dire comme Desproges: «Duras n’a pas écrit que des conneries, elle en a aussi filmé»), mais c’est un acte cinématographique aussi important que ceux de Godard et de Jean-Marie Straub.

Laissons Le camion qui n’est pas dans ses premiers tomes. Ceux-ci présentent l’oeuvre (les oeuvres faut-il dire devant les différences et le niveau de disparité) de la Duras qui, en 1943, pendant la guerre alors qu’elle travaille à la commission de contrôle du papier, publie un roman, Les impudents, récit mauriacien qu’elle signe non pas Marguerite Donnadieu mais d’un nom qu’elle emprunte à Proust: la duchesse de Duras, aperçue à la soirée des Verdurin, la soirée de la sonate de Vinteuil. Une petite Quoirez fera la même chose onze ans plus tard, elle empruntera à Proust (on n’emprunte qu’aux riches) son nom de plume, Sagan. Duras est un personnage de la Recherche, Sagan une relation de l’Asthmatique, la princesse Boson de Sagan croisée à Trouville…

Gilles Philippe, présentant l’oeuvre dans la Pléiade, reconnaît qu’il faut «l’oeil du spécialiste pour trouver une unité dans la diversité des livres». À Xavière Gauthier qui l’interviewe (Les parleuses, chez Minuit), Duras affirmait: «Il y a toute une période où j’ai écrit des livres, jusqu’à Moderato, que je ne reconnais pas». Moderato cantabile était sorti en 1958. Par contre, elle dira toujours qu’Un barrage contre le Pacifique, publié en 1950, est son «livre préféré». Le livre préféré (sur sa mère, son combat contre la mer) fait partie de la période reniée? Cette intellectuelle inspirée échappait à tous les raisonnements. Brutalement. Gaiement. Sauvagement. Légèrement. Elle allait son bonhomme de chemin, assurée de sa tension plus que de ses ouvrages.

Claude Roy, qui était de sa bande de la rue Saint-Benoît, écrit dans Nous (Gallimard): «Elle avait un esprit abrupt, une véhémence baroque et souvent cocasse, une ressource infinie de fureur, d’appétit, de chaleur et d’étonnement, une brutalité de chèvre, une innocence de fleur, une douceur de chat, et ces aigrettes de folie qui jaillissent parfois des chats».

La lire ou relire à l’occasion de l’entrée en Pléiade, ce sera traverser une enfilade de pièces aux architectures et décorations dépareillées, surchargées, dégarnies, dévastées, comme on traverse des styles; et il y a les cycles – l’indochinois, l’indien, l’atlantique. Et les formes – le théâtre, le cinéma, le texte épuré. Elle laissait Proust pour Beckett (je pense au dernier, C’est tout, respiration artificielle assistée par Yann Andréa, l’homosexuel aidant). Tous les Duras sont au garde-à-lire.

J’ai aimé, j’aime, j’aimerai Duras. Quel écrivain a attiré tant de sarcasmes, de jalousies, de haines? Le Rinaldi (académicien costumé, comme d’Ormesson, ce que Duras n’a pas été, comme Beckett) qui la déclare «au premier rang des écrivains mineurs de sa génération», le Renaud Matignon qui lui reconnaît «l’art de donner des allures définitives à la platitude».

Je vous laisse avec cette phrase de Gilles Philippe pour vous inciter à entrer dans cette oeuvre majeure de la littérature post-Seconde Guerre mondiale: «les livres de Duras ressemblent à des feuilles que l’on porterait devant une lampe: quel que soit le sujet traité sur la page, on voit toujours apparaître le même filigrane»…

* Phèdre, chez Racine, évoquant son amour pour Hippolyte: «C’est Vénus tout entière à sa proie attachée».

Bibliographie :
OEUVRES COMPLÈTES, TOME I ET TOME II, Marguerite Duras, sous la direction de Gilles Philippe, La Pléiade, 1609 et 1897 p. | 120$ et 105$

Publicité