Les faussaires sont parmi nous

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Faussaires et romanciers ont plus en commun qu'ils ne veulent bien l'avouer, à ceci près que les faussaires ne sont jamais bien vus en société, et que les romanciers, oui. Le romancier idéal aurait tout du « bon » faussaire, de l'illusionniste aussi, avec quelques tours dans sa plume et une poignée de souvenirs en guise de carburant. À partir de presque rien, soit quelques simulacres et jeux d'identité, Peter Carey et Umberto Eco forcent chacun à leur manière une redéfinition de la frontière, fort contestée, qui sépare le « roman à succès » du « bon roman ».

Avec deux prix Man Booker en poche (Oscar et Lucinda, 1988, et Véritable histoire du gang Kelly, 2001), l’Australien Peter Carey n’a plus besoin de présentation chez nos amis les Anglo-Saxons. De Londres à Melbourne en passant par New York, où il habite aujourd’hui, on salue la finesse de son art, qui consiste souvent à repasser à la moulinette les événements oubliés de l’histoire pour en extraire des romans au souffle épique — et tant pis pour la véracité des faits. Carey est romancier, pas l’historien. Comme dans Véritable histoire du gang Kelly, basé sur les exploits véridiques d’un Robin des Bois au pays des kangourous, c’est une page du cahier noir de son pays que l’écrivain réécrit, s’inspirant du plus grand canular littéraire que l’Australie ait connu. En 1944, les lecteurs du magazine Angry Penguins (!) ont découvert le talent d’un mécanicien nommé Ern Malley. Tous, à commencer par son éditeur, chantent ses louanges, jusqu’au jour où l’on apprend que deux militaires tirent les ficelles derrière Ern Malley, une pure invention de leur cru. Changez quelques noms, ajoutez une saveur internationale au complot et vous obtenez Ma vie d’imposteur, ou ce qui est arrivé lorsque le poète frustré Christopher Chubb a inventé le génial Bob McCorkle, une étoile filante fleurant le cambouis.

Vu cette fois à travers les yeux de Sarah Wode-Douglass, directrice éditoriale en mal de talents, le récit prend une tournure plus croustillante puisque Carey ajoute la tragédie à la farce. Wode-Douglass, voulant piéger un ancien ami, Chubb, est entraînée dans une machine infernale l’acculant aux limites de sa raison. Alors que son amie est jugée pour avoir publié les vers de McCorkle, considérés comme obscènes (nous sommes au milieu du siècle dernier, après tout), Chubb reçoit la visite d’un homme qui dit être McCorkle. À partir de là, les choses se compliquent. Avec un sens de la retenue et du détail impressionnants, Carey tisse entre les lignes une variation sur le mythe de Frankenstein qui heurte les fondements de la sphère littéraire, mais qui demeure on ne peut plus actuelle. Peut-on créer le génie et donner naissance à des phénomènes ? Tout à fait. Est-ce un crime pour autant ? Ce qui apparaissait en 1944 comme un scandale est aujourd’hui monnaie courante. En nous tendant le miroir de l’histoire, Carey souligne qu’il n’y a guère de nouveau dans les rouages de la « machine littéraire » moderne. Au passage, il signe aussi, faut-il le préciser, un roman d’une réjouissante impertinence.

Ecoïste

Et puisqu’il est question de mythe littéraire, la publication de Ma vie d’imposteur a coïncidé avec celle de La Mystérieuse Flamme de la reine Loana, ouvrage richement illustré, édifice romanesque prodigieux et pourtant fragile signé Umberto Eco. Comme Carey, Eco appartient à la catégorie des poids lourds. Or, il faut appliquer ici la cruelle loi du « deux poids, deux mesures » ; si l’un récolte les louanges presque seulement chez les Anglo-Saxons, l’autre s’est imposé comme le patriarche incontesté de l’intelligentsia littéraire et bénéficie, en librairie, de toute la visibilité qui lui est due. À titre d’exemple, demandez à votre libraire de comparer le nombre d’exemplaires des romans d’Eco et de Carey à l’inventaire, juste pour le plaisir…

Outre l’attention (un brin agaçante) dont fait preuve Eco, soulignons tout de même la présence, dans La Mystérieuse Flamme…, d’un piège habile. Un attrape-lecteur, si vous voulez. Un tour de passe-passe orchestré par un écrivain dont il paraît toujours bien d’avoir lu la prose (et pas seulement Le Nom de la rose), mais qui cache une bien mince ossature. Trop habitué aux éloges, Eco semble devenu sourd à l’argument selon lequel un livre réussi daigne offrir un fil narratif solide, et pas seulement un prétexte au verbiage. À ce mince fil tendu par l’écrivain italien, j’ai été maintes fois réduit à l’état de funambule aux genoux chancelants sous le poids des digressions et des références. J’ai d’ailleurs plus d’une fois frôlé la chute. De quoi s’interroger, non sans un certain sentiment de crainte et de culpabilité (vu la réputation du bonhomme), sur la solidité des fondations de l’édifice romanesque d’Eco1. Suis-je en train de commettre un sacrilège ? Suis-je trop paresseux ? Comprenons-nous bien : La Mystérieuse Flamme de la reine Loana n’a rien d’un canular ; il s’agit plutôt d’un cube Rubik trop complexe pour la majorité des lecteurs.

Ainsi, l’histoire de Giambattista Bodoni, alias Yambo, un bouquiniste devenu amnésique au sortir d’un coma, plaira à ceux que les éternels débats sur la trace du souvenir dans les mots et les images passionnent. De retour chez les siens (qu’il ne reconnaît pas), Yambo, dont la « mémoire de papier » n’est traversée que de fugaces références à un livre ou un autre, cherche dans la demeure familiale à se refaire un passé en feuilletant les illustrés de son enfance. Si l’on se lasse parfois du rythme capricieux de la première partie du roman, il appartient cependant à chacun de décider s’il fréquentera ou non les corridors tortueux et encombrés de la mémoire de Yambo. J’y ai déniché bien des merveilles (l’objet édité par Eco lui-même, soigneusement publié par Grasset, est superbe) et quelques déceptions, comme autant de recoins laissés vides par un romancier et essayiste à qui il importe plus de faire étalage de sa connaissance que de son sens de l’humour (dommage, car il peut être très drôle, Umberto). Il y a un peu de Proust là-dedans aussi, de la nostalgie à revendre et une finale éblouissante. Un exercice périlleux, donc, où l’auteur du Pendule de Foucault se cache à peine. Une construction intimiste qui tient du miracle, capable de s’écrouler à tout moment, et qui parvient malgré tout à nous entraîner dans ses méandres. Pour le meilleur et pour le pire. C’est peut-être ça, la mystérieuse flamme du roi Eco.

1 Il est tentant de faire comme Dominique Noguez, cet écrivain qui a envoyé à plusieurs éditeurs le manuscrit du Mrs. Dalloway de Virginia Woolf, rebaptisé pour l’occasion Madame Beauchemin et signé par une certaine Virginie Lalou. Tous ont refusé. Le même stratagème a été répété à quelques occasions dans l’histoire de la littérature mondiale, question d’ébranler quelques lettrés et de faire plaisir à des auteurs comme Peter Carey. Sous une autre identité, Eco serait-il Eco ? La question est lancée.

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