Véritable tour de force, La plus secrète mémoire des hommes fait partie de ces livres miroir qui nous regardent, nous observent, nous révèlent à nous-mêmes par leur adéquation presque magique avec la vie.

Construit comme une suite de mises en abyme, ce roman à la construction labyrinthique renvoie à la réalité de son auteur, l’écrivain français d’origine sénégalaise Mohamed Mbougar Sarr, qui sera ironiquement récompensé du prix Goncourt 2021 à l’âge de 31 ans pour ce livre où il tourne en dérision le système de récompenses littéraires. Or, ce n’est qu’une des nombreuses contradictions auxquelles nous convie ce roman ambitieux jouant à confronter le réel et l’imaginaire.

Son héros, Diégane Latyr Faye, est un jeune écrivain sénégalais qui tente de percer à Paris. « Comme écrivain africain, je n’ai aucune notoriété littéraire dans le monde extérieur », déclare celui qui est déjà l’auteur d’un roman, Anatomie du vide, qui l’a sorti du « purgatoire de l’anonymat », lui valant une certaine attention dans « le Ghetto », le milieu littéraire de la diaspora africaine de Paris. « Je devins […] le préposé naturel à ces inusables tables rondes intitulées “nouvelles voix” ou “nouvelle garde”, ou “nouvelles plumes” ou je ne sais quoi d’autre de prétendu neuf mais qui, en réalité, semblait déjà si vieux et fatigué en littérature. »

Porté par un humour mordant, mais non dénué de tendresse et d’amusement, le récit traite notamment de la solitude de l’exilé, de sa place dans sa terre d’accueil, dénonçant la vision coloniale de l’Afrique et la façon dont sont perçus les écrivains africains en Occident. Sarr rêve d’une œuvre qui vivrait indépendamment des origines de celui qui l’écrit. « Il arrivera bien sûr que la France bourgeoise, pour avoir bonne conscience, consacre l’un de vous, et l’on voit parfois un Africain qui réussit ou qui est érigé en modèle. Mais au fond, crois-moi, vous êtes et resterez des étrangers, quelle que soit la valeur de vos œuvres. Vous n’êtes pas d’ici », dira le colocataire de Diégane.

Quatrième roman de l’auteur après Terre ceinte (2015), Silence du chœur (2017) et De purs hommes (2018), La plus secrète mémoire des hommes est un roman d’apprentissage qui suit l’initiation à la vie littéraire de Diégane, qui passe aussi par une initiation sexuelle. Au lit avec une écrivaine sénégalaise d’âge mûr, une certaine Siga D., le jeune héros se fait remettre à sa place. « Les écrivains […] ont toujours été parmi les plus médiocres amants qu’il m’ait été donné de rencontrer. […] Quand ils font l’amour, ils pensent déjà à la scène que cette expérience deviendra. Chacune de leurs caresses est gâchée par ce que leur imagination en fait ou en fera. […] Vous êtes de narrateurs permanents. C’est la vie qui compte. L’œuvre ne vient qu’après. Les deux ne se confondent pas. Jamais. » Comment ne pas être séduit par la verve et le rire intelligent de Sarr? Ce livre distille son charme et son envoûtement à chaque page, faisant lentement bouger quelque chose en nous, de la même manière que Le labyrinthe de l’inhumain agira sur Diégane et ses lecteurs. Le protagoniste découvre ce roman culte datant de 1938, écrit par un certain T. C. Elimane faisant la manchette puis tombant dans l’oubli à la suite d’une accusation de plagiat. Inspiré de l’histoire vraie de Yambo Ouologuem, auteur malien qui s’est terré dans le silence après avoir remporté le prix Renaudot en 1968, Sarr raconte la recherche de Diégane pour retrouver cet écrivain disparu et l’histoire de ce livre mystérieux qui magnétise ses lecteurs, posant la question des raisons de la fascination d’un livre et du pouvoir magique de la littérature.

La réponse se trouve dans le roman sous la forme d’une non-réponse. Tout au long de sa quête, le protagoniste découvre que la littérature n’offre jamais de réponse, mais tend plutôt un miroir à celui qui sait lire ou écrire. À la question qui taraude le jeune héros, à savoir qu’est-ce qu’un écrivain qui se tait, la piste de réponse se trouve peut-être dans ce que ce silence nous renvoie : un mystère que l’on supporte difficilement à une époque où on craint ce qui ne s’explique pas, ne se résout pas, ne se montre pas ni ne se calcule. Très vite, on comprend que le magnétisme du livre d’Elimane ressemble étrangement au magnétisme du roman qu’on est en train de lire. Une œuvre où le passé et le présent s’entremêlent, où les continents partagent leurs mythes et leurs histoires en un étourdissant enchevêtrement. Un livre qui nous fait « descendre un escalier dont les marches s’enfoncent dans les régions les plus profondes de […] l’humanité ».

Un autre livre sur rien
Véritable hymne à la littérature, le roman aborde moult sujets, dont le colonialisme, la Grande Guerre, la Shoah, le parcours de l’exil. On y croise Witold Gombrowicz, Ernesto Sábato, des nazis et des poètes en exil, avec, toujours, cette question de la relation entre le réel et l’imaginaire, et celle de l’écrivain et de son œuvre. « L’un et l’autre marchent ensemble dans le labyrinthe le plus parfait qu’on puisse imaginer, une longue route circulaire, où leur destination se confond avec leur origine : la solitude. » Ce sont les genres de phrases à méditer longtemps que nous offre Sarr tout au long de ce voyage de Paris à Dakar, en passant par Amsterdam et Buenos Aires, qui devient une quête de connaissance tout en circonvolutions.

Roman social, politique, philosophique et satirique, ce livre aux infinis tiroirs allie récit, journal intime, articles de presse et courriels en un texte entortillé et érudit qui tourne autour de la poursuite du fantôme d’Elimane, raconté par les femmes qu’il a aimées. Cette traversée humaine portée par le souffle de l’imaginaire est constamment ramenée au réel, incarnée par une langue élégante, précise et imagée où la fantaisie s’allie à la tradition du roman picaresque, de l’essai philosophique, de la poésie et d’un érotisme fou. Ce livre totalise la vie, dirait-on, tout en échouant à la résumer. L’auteur passe avec virtuosité d’un registre à un autre. On y trouve une scène mémorable où le protagoniste refuse de participer à un trip à trois et se retrouve en discussion avec le Christ sur un crucifix pendant qu’il entend ses amis faire bruyamment l’amour. Il sera aussi suggéré plus loin de réconcilier l’éternel face-à-face entre l’Orient et l’Occident en rapatriant la discussion sur un nouveau continent : celui de la littérature.

Si La plus secrète mémoire des hommes nous éclaire sur plusieurs thèmes fort pertinents et s’ancre dans des débats actuels et atemporels, le roman ne se réduit pas aux sujets qu’il aborde. Le véritable envoûtement du livre se situe ailleurs. Paraphrasant Flaubert, qui souhaitait écrire un livre sur rien avec Madame Bovary, le colocataire de Diégane lui assène de ne jamais tomber dans le piège de vouloir dire de quoi parle un livre. « Ce piège est celui que l’opinion te tend. Les gens veulent qu’un livre parle nécessairement de quelque chose. La vérité, Diégane, c’est que seul un livre médiocre ou mauvais ou banal parle de quelque chose. Un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout. » Voilà qui résume bien La plus secrète mémoire des hommes. Une quête portée par l’élan du désir, une soif de connaissance jamais rassasiée. Sarr réussit cet exploit d’avoir écrit un livre qui s’abreuve à tous les désirs et à tous les lecteurs, parce qu’il renvoie à notre solitude première, notre humanité qui n’a rien d’unique. « Aucune blessure n’est unique. Rien d’humain n’est unique. Tout devient affreusement commun dans le temps. Voilà l’impasse; mais c’est dans cette impasse que la littérature a une chance de naître. »

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