À quoi ressemble la lutte des classes au XXIe siècle? Julia Deck et Mahamat-Saleh Haroun en font un portrait au vitriol dans des romans qui défient le cirque des hiérarchies sociales par le rire.

Dans un château près de Rambouillet, non loin de Paris, vit Serge Langlois, « monument national du cinéma français », sorte de croisement entre Belmondo et Johnny Hallyday, qui, à l’approche de ses 50 ans, rencontre la Miss Provence-Alpes-Côte d’Azur, jeune fille de 18 ans prénommée Adrienne à la naissance, rebaptisée Ambre, à qui il offrira des cours de théâtre pour finir par en faire sa femme. Ensemble, ils adoptent une petite fille originaire de l’Asie centrale, Joséphine, jeune narratrice du roman, accompagnée d’Ory, son frère imaginaire.

Autour de cet homme impossible, qui « exigeait constante réassurance mais s’avérait incapable d’en fournir aucune, et par-dessous tout impuissant à se retenir de planter son sexe dans la première mannequin venue et consentante », gravitent l’intendante Madame Éva, le chauffeur Ralph, la nurse Anna, la cuisinière et le jardinier, ainsi que la fille de son premier mariage, Virginia, chanteuse à Los Angeles. En parallèle, on suit Cendrine Barou et son fils Marvin, qui vivent à Blanc-Mesnil, dans le 93 — tel qu’est désigné Paris dans le roman. Ne se souciant guère que la France entière soit à sa recherche, Cendrine travaille comme « hôtesse de caisse » au Super-U. Elle a fui le domicile conjugal avec son fils et cherche l’anonymat. Avec son amie Aminata et son amoureux Abdul Belkrim, un client danseur pour un clip du come-back de MC Solaar, ils réussissent à s’immiscer dans le château du clan Langlois, Belkrim se faisant prof de yoga pour Ambre et son amie, Sophie de Mézieux, fascinée par cet homme « parfaitement noir ».

D’une délicieuse ironie, Deck imagine un face-à-face d’une efficacité redoutable entre les classes sociales : les propriétaires face aux employés du château, les châtelains face aux employés du Super-U, un univers où la dissimulation et le brouillage des identités déjouent les règles pour mieux les ridiculiser. Monument national pastiche la vie de château des riches français d’aujourd’hui dans un étonnant mélange de vaudeville et de satire people 2.0. Ancrée dans la France des années 2019-2020, avec les gilets jaunes, les grèves, le scandale des comptes offshore, la COVID-19 et le confinement, cette chronique sociale imagine même une rencontre avec les Macron pour les 70 ans du « monument national », victime d’un accident cardio-vasculaire qui l’affaiblira. Le grand dilemme sera désormais de savoir si on va instagramer l’anniversaire ou pas. Un fait divers réel fera basculer le récit vers le thriller psychologique à saveur de polar, mais le ton reste celui d’une fable qui tourne en dérision les feintes constantes des bourgeois qui s’adonnent au grand art de la manipulation sournoise. Deck y décortique avec une langue précise et inventive le mode de vie ostentatoire des bien nantis : un univers de façade reproduit dans ses moindres détails, le décor d’apparat, pompeux au possible, les gestes et les répliques qui paraissent pré-écrites, les personnages agissant tels les pions d’un grand cirque qui leur échappe. Les destins tracés d’avance courent vers leur chute annoncée.

Monument national jette un éclairage cru sur la superficialité de la célébrité qui passe désormais par le nombre d’abonnés à Instagram, mais dit aussi la fascination des enfants issus de ce milieu pour le « monde au-dehors » des murs de ce royaume aux airs de prison de plus en plus cloisonnée, hors du discours enfermé dans sa rhétorique malade. La narratrice de 7 ans et demi observe avec suspicion les adultes autour d’elle, vivant « à l’intérieur de l’image », remarque-t-elle, fantasmant le désordre, la noyade, une révolution contre l’ordre étouffant, contre le poison des riches qu’on lui inocule comme un anesthésiant. Roman divertissant et férocement intelligent, Monument national expose la farce grotesque que notre société fabrique à partir du fantasme de la classe sociale supérieure. Magistral.

La revanche des damnés de la terre
À l’autre bout du spectre, le réalisateur et auteur tchadien Mahamat-Saleh Haroun imagine un État voyou africain qui marginalise sa population déclassée, l’anesthésie pour mieux dominer ceux qu’on désigne comme les damnés de la terre. À Torodona, quartier d’une ville africaine jamais nommée, se retrouvent tous les parias et les malheurs du monde : pannes d’électricité, coupures d’eau, problèmes sanitaires, discrimination ethnique et chômage. « Nous ne sommes pas dans un pays normal », « nous vivons dans un cauchemar sans fin », avoue Bourma Kabo, bouc émissaire du coin. Symbole d’une négligence généralisée, ce lieu est habité par les culs-reptiles, ces oisifs qui ne veulent rien foutre au pays, « indécrottables rebelles qui, faisant fi de tout contrat social, avaient érigé la glandouille en art de vivre ». Après avoir tenté une révolte contre l’État voyou omnipotent, les Torodonais ont dû retourner à leur misère après que la garde présidentielle eut tiré sur eux et les eut privés de tout.

Bourma, jeune homme candide mais plein d’espoir, sera recruté par la Fédération nationale de natation pour participer à l’épreuve de natation aux Jeux olympiques de Sydney, en 2000. Alors qu’il sait à peine nager, il brille par une performance libre et héroïque, glorifiée à Sydney. Or, à son retour chez lui, il sera à nouveau persécuté, accusé d’avoir fait honte au pays. Inspiré du parcours d’Eric Moussambani, nageur équato-guinéen remarqué aux Jeux de Sydney en 2000 pour sa nage brouillonne, Bourma incarne la désillusion de celui qui croit pouvoir s’élever socialement, alors que « l’ascenseur social, dont le gouvernement s’enorgueillissait, n’avait jamais existé ».

Fable sur les antihéros de ce monde, « étranges spectateurs de leur propre vie » qui « observent le monde comme s’ils n’en faisaient pas partie », le roman traite des manipulations exercées sur les plus faibles, des rapports de force du dominant sur le dominé. Or, sous la plume vive et imaginative d’Haroun qui ne manque ni d’esprit ni d’humour et accumule les rebondissements et des moments de pure beauté, comme la confession de Bourma à sa mère durant sa performance olympique, le récit dit la grandeur d’un cœur amoureux, désirant, animé d’un élan sincère bien qu’on réécrive sa vie et qu’il soit instrumentalisé. Fable amère sur l’Afrique contemporaine, Les culs-reptiles est aussi une ode à l’individualité, un pied de nez au cirque des hiérarchies sociales.

Photo : © Justine Latour

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