Perros (dont le nom était Poulot) est un écrivain rare, il a beaucoup écrit mais peu publié de son vivant; aimant jouer de sa plume comme et quand il l’entendait, il avait décidé de fuir cette idée de notoriété qu’il avait en horreur, jurant de ne jamais s’accommoder avec elle (tel Ducharme mais sans se dissoudre dans la ville). À cet homme, à son oeuvre, à ses écritures devrait-on dire tant il a écrit au gré des idées, des jours, des occasions, des humeurs, de ses lectures, une petite société de lecteurs s’est liée, en admirant un tel solitaire intempestif… 

Intempestif est un adjectif que j’aime, il signifie de l’inopportun, du déplacé, quelque chose qu’il n’est pas convenable de faire et Perros est justement un écrivain qui ne se priva pas d’inconvenance comme, par exemple, dans ses Papiers collés qui constitue son œuvre la plus connue (par qui, combien sommes-nous? Gilles Archambault est du groupe), il se permet d’écrire que les fans de Saint-Exupéry étaient des cons ! En 1960, il l’écrit ainsi : « Saint-Exupéry était un homme très bien, je n’en doute pas. Quelques-unes de ses pages respirent profondément. Pourquoi les gens qui en font leur idole sont-ils, la plupart du temps, des imbéciles? »

Avant de lire ses Papiers collés, trois tomes de notes et pensées, aphorismes et réflexions (ses Choses vues sans le sérieux d’Hugo), j’avais découvert son humour noir et vif en lisant du plus méconnu encore dans sa production, Lectures pour Jean Vilar, des notes qu’à la demande du patron du TNP il remettait à celui qui dirigeait à Chaillot le Théâtre national populaire. Un petit éditeur de Cognac, Le Temps qu’il fait, les a réunies et publiées en 1999 ces brèves de lecture où il se qualifiait de « souffre-lecteur ». Délices. Plaisirs. Assassinats exquis du genre : un type fait parvenir au TNP une pièce qui a pour titre L’inconnu, Perros la lit et écrit à Vilar : « C’est lui et il le restera longtemps. »

Très courtes, rédigées sur des fiches bristol avec mention « À remettre à Jean Vilar » (il a eu peu de contacts directs avec lui, il aurait dit « vous me donnez le moins d’argent possible et vous me foutez la paix »), ces notes sont des chefs-d’œuvre de laconisme, de truculence, sans vraie méchanceté mais sans aucune complaisance. Toutes ses recommandations de refus, la grande majorité (certaines concernant des plumes connues, Supervielle, Roblès), furent respectées par Vilar qui lui faisait totale confiance. La plus belle de ces notes est celle où, ayant reçu en 1958 une traduction de La tempête de Shakespeare, il écrit au patron : « C’est correct. Je n’ai relevé aucune faute de syntaxe. Mais où est passé le vent? »

Le vent? Perros le Parisien alla le chercher en Bretagne. À 36 ans, avec ses gages de lecteur pour la revue de la NRF (où Paulhan l’a embauché) et ceux du TNP, puis en acceptant pour la première fois de publier chez Gallimard un certain nombre de ses textes jetés au tiroir qu’on regroupa sous le titre Papiers collés, il se trouve une planque à Douarnenez avec sa copine Tania, une divorcée russe qui a deux mômes. Son meilleur ami les aide à s’installer, c’est Gérard Philipe le comédien d’extrême notoriété (mais son pote tout de même) qui, cette année-là, meurt d’un cancer du foie foudroyant. Perros, qui qualifiait leur amitié de gémellaire, en sera bouleversé. Il se remettra avec le temps, des virées sur son inséparable moto, ses pipes, ses velours côtelés, ses gros tricots, ces « riens somptueux » qu’étaient pour lui la mer et le ciel de Bretagne, Tania, quelques pêcheurs sur le port, les livres qu’il récupère en colis lorsqu’il va à la poste pour envoyer ses notes de lecture à Paris; et, cher à son cœur de lecteur, l’œuvre de Valéry qu’il admirait tant. Il s’était glissé en douce à ses cours au Collège de France avant la guerre, en 37. Il vouait un culte à ce poète du Cimetière marin qui s’était juré de penser « tout seul ».

Dans Une vie ordinaire, une des rares choses qu’il laissa aller à l’impression de son vivant, en 1967, une esquisse d’autobiographie écrite en octosyllabes (dite roman-poème), il se le rappelle dans une parenthèse : (Moi je l’ai rencontré un jour/Valéry dans les vespasiennes/et fait pipi tout près de lui/écoutant la chanson bien douce/qui s’écoulait de sa vessie).

En 1960, dans ses premiers Papiers collés, loin de savoir ce qui l’emporterait et quand la Faucheuse viendrait s’occuper de lui à son tour, Perros écrit : « On ne se fait pas à la mort. Elle prend toujours l’homme au dépourvu. On s’étonne. La mort est incroyable. Devant la mort, la vie baisse les yeux, a comme honte. Rien de plus sot, de plus désemparé, que la vie devant la mort et la nature. La vie, c’est-à-dire bouger, choisir, aimer, haïr, souffrir, écrire, parler, faire le singe. Il faut avoir le cœur solide pour passer outre. L’obsession de la mort, du temps, est un poison, dirai-je mortel, qui minerait toute possibilité de bonheur, si le bonheur était en ce monde autre chose qu’un vœu. »

En 1973, cinq ans avant que le crabe ne lui fasse le coup du lapin en le prenant à la gorge, Perros écrit dans ses seconds Papiers collés et non sans fierté : « Je me suis fait un non. »

Georges Perros tendait à être, comme son autre écrivain idéal, Joseph Joubert, un maître du renoncement ; secrétaire discret de Diderot, amant secret de la femme de Restif de la Bretonne, ce Joubert écrivit toute sa vie sans jamais rien publier d’autre que lettres et notes, se gardant, comme un exégète le rapportera, « une extrême pudeur, sachant qu’à montrer ses dépôts, il en aurait diminué, éventé, empêché l’impalpable fermentation ».

Ce sont d’abord des « noteurs », ces écrivains qui, comme Perros à Douarnenez ou le regretté Jean-Pierre Issenhuth à Laval, préféraient commenter qu’inventer, frictionner le sens qu’imaginer du fictionnel. Ses dépôts réunis dans le gros Quarto qui lui est consacré vous rafraîchiront le cogito. Ce sont autant de flaques d’écriture dans lesquelles on saute avec joie, à yeux joints.

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