Claude Simon: Miroir éclaté, mémoire éclatante

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Si, comme l'a écrit Stendhal, «le roman est un miroir qui se promène sur une grande route», ce miroir, dans le cas de Claude Simon, vole en éclats: mille morceaux de miroir, ou de mémoire, de choses vues, s'entrecroisent, s'enchevêtrent, s'emmêlent, pour former une œuvre kaléidoscopique d'une lecture fascinante, où le discontinu et le juxtaposé créent un univers littéraire unique, sans chronologie ni psychologie, un univers du regard plus que du sens. Recevant le Nobel en 1985, il déclara, citant Shakespeare: «Si le monde signifie quelque chose, c'est qu'il ne signifie rien».

Admis à la Pléiade de son vivant (mais mort à 91 ans en 2005 avant la parution de l’ouvrage dont il a cependant choisi les sept titres, plus son Discours de Stockholm dans lequel il défend l’art du roman tel qu’il le pratique: une littérature qui dépasse le réalisme), Claude Simon est de ces écrivains qui, comme Faulkner et Joyce, qu’il admirait, méritent une lecture attentive, ces écrivains maniaques qui donnent matière à travailler au lecteur, ces laborantins de la grande littérature, ces fils de Proust.

«Je n’ai rien à dire, au sens sartrien de cette expression, disait-il aux académiciens du Nobel, mais j’ai à faire». Que faire, donc, ou plutôt, faire avec quoi? «Lorsque je me trouve devant ma page blanche, expliquait-il, je suis confronté à deux choses: d’une part le trouble magma d’émotions, de souvenirs, d’images qui se trouve en moi (remarquons que c’est le trouble magma qui est en lui, non les émotions telles quelles: c’est primordial), d’autre part la langue, les mots que je vais chercher pour le dire (le magma), la syntaxe par laquelle ils vont être ordonnés et au sein de laquelle ils vont en quelque sorte se cristalliser».

Claude Simon, qui a d’abord pensé être peintre, ou musicien, est un grand formaliste et c’est sans doute pour cela, par sa magistrale mise en crise de l’illusion romanesque et de la représentation fictionnelle, comme l’a bien résumé Henri Godard dans Une grande génération (Gallimard, 2003), qu’il est demeuré ignoré du grand public, et que son lectorat est restreint mais fervent. C’est un écrivain français plus lu à l’étranger que dans son pays. C’est d’ailleurs un universitaire britannique, Alastair B. Duncan, qui a dirigé cette édition de la Pléiade.

Citons encore son Discours de Stockholm (c’est sa Préface de Cromwell, en quelque sorte): «L’on n’écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s’est passé avant le travail d’écrire, mais bien ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au cours de ce travail, au présent de celui-ci, et résulte, non pas du conflit entre le très vague projet initial et la langue, mais au contraire d’une symbiose entre les deux qui fait, du moins chez moi, que le résultat est infiniment plus riche que l’intention». Aussi: De même que la peinture, le roman ne se propose plus de tirer sa pertinence de quelque association avec un sujet important, mais du fait qu’il s’efforce de refléter, comme la musique, une certaine harmonie».

La page comme la planche à dessin, la toile blanche, le clavier, la cristallerie: comme chez Proust, la littérature laborieusement fabriquée par Simon (il revendiquait ce labeur, vu chez d’autres comme péjoratif, synonyme d’ennuyeux) est une littérature du temps, de la mémoire morcelée, de la fragmentation du temps où, par les mots, se cristallisent le souvenir, le passé, le présent, l’avant, le maintenant, l’après, l’ancien, l’alors…

Rien que des mots

«Romancier fondamentalement visuel, comme l’écrit Michel Dansel dans Les Nobel français de littérature (Éditions André Bonne, 1967), Simon a choisi comme finalité la beauté de ce qui paraît indescriptible». Il écrit le fugitif, l’impalpable, le reflet, l’insaisissable: «Le bouillonnement, le foisonnement, le décousu des pulsations, des sentiments, des élans, des mouvements les plus instinctifs, tout cela devient littérature pure, émotion restituée». Dansel explique ainsi la reconstruction patiente et tenace du réel qui fait la force de cette œuvre: «Les êtres et leurs histoires, les choses, les couleurs, les reflets : des mots, rien que des mots. Mais c’est ainsi que le texte, prolongement de la pensée, devient une symphonie palpable, une alchimie fascinante qui, depuis le frémissement d’un brin d’herbe, grandit jusqu’à ce mystère souverain de l’écriture où le temps et la mémoire tissent la trame de la vie».

Dans l’œuvre de Simon, deux événements vécus sont à la base de tout ce qu’il a écrit et réécrit: sa participation à la guerre d’Espagne (en 1936, à 23 ans, il s’était porté volontaire pour aller soutenir les républicains), et l’embuscade d’où il s’échappa péniblement en 1940 lors de la débâcle de l’armée française, avant d’être fait prisonnier et envoyé en Allemagne. Longtemps après ces deux événements fondateurs de sa vocation d’écrivain, Simon reviendra, avec Le Palace et La Route des Flandres, au souvenir, à la mémoire, aux impressions de cette révolution et de cette guerre, mais sans aucun intérêt historique ou message à livrer, sans nommer les lieux ni dire les dates, simplement pour permettre à la mémoire de restituer ce passé brouillé, fragmentaire, ces choses perçues, vues, cherchant à concilier le mouvement et la simultanéité avec la linéarité de l’écriture.

Dans Le Palace, on est dans une chambre d’hôtel, un défilé funéraire passe dans la rue, il y a un récit d’assassinat, l’évocation d’une nuit blanche au cours de laquelle cet assassinat est peut-être commis, des hommes qui attendent… Dans La Route des Flandres, deux cavaliers ont vu leur officier être tué par les balles des Allemands au moment où il levait son sabre en l’air, ils avancent dans la boue, le récit remonte au passé familial de l’officier tué, une sorte de hiatus nous amène au moment où les deux cavaliers sont prisonniers, ou dans un train bondé de blessés et de morts, il y a la description d’une course de chevaux à Auteuil, mais peut-être tout cela se passe-t-il dans la tête d’un soldat qui meurt…

Claude Simon s’est fait l’écrivain du désastre — personnel —, et du chaos — collectif. Ses romans, à nuls autres pareils, sont des textes où il a renoncé à tout espoir en l’homme (le contraire d’un Malraux). Déçu à Barcelone, ne croyant pas à la révolution, blessé dans la boucherie de 1940, il n’a pas cherché à comprendre, mais à témoigner à sa manière, plaçant l’Histoire au premier plan, mais filtrée par une mémoire incertaine, créant des romans-anamnèses qui jouent sur l’incertitude née de la pluralité des voix et des regards qui se succèdent sans transition, sans commencement ni fin, jouant avec des motifs (le cheval, le sabre du cavalier, les corps dégradés, la boue, des femmes aperçues) à travers une ponctuation lacunaire, une écriture du discontinu et du juxtaposé qui débusque la pseudo-chronologie du langage linéaire. Simon, un littérateur cubiste. Un grand.

Bibliographie :
Œuvres, Claude Simon, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1570 p., 95$

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