Quand un médecin est pris à tort pour cible. Et ce qui s’ensuit.

Marc-François Bernier est professeur à l’Université d’Ottawa, où il a dirigé la Chaire de recherche en éthique du journalisme. Ce sont justement de grandes et importantes questions d’éthique du journalisme qu’il aborde dans cet ouvrage riche et percutant consacré à une « cible », comme on dit dans ce métier. Une cible?

La cible… touchée
Une cible, nous rappelle d’emblée Bernier, c’est, en journalisme d’enquête, un ou des individus, une entreprise ou une institution « qu’on soupçonne de comportements graves, abusifs, antisociaux, immoraux ou illégaux ». On la met donc dans la mire, on fait ses recherches et, si tout ce qui est soupçonné est avéré, on vise la cible avec un projectile: une enquête rendue publique.

Il arrivera que la cible, dont on a dévoilé les méfaits bien réels, se suicide. Mais il pourra aussi arriver que l’on se soit trompé à son sujet, que les accusations soient finalement fausses et que la cible, sous la pression subie, se suicide elle aussi.

C’est hélas ce qui est arrivé au docteur Alain Sirard, pédiatre reconnu de grande expertise qui travaillait à l’hôpital Sainte-Justine.

Une tragique histoire
Nous sommes le 21 novembre 2013. Enquête, une émission de la télévision de Radio-Canada, diffuse un reportage intitulé « Présumés coupables ». Cinq parents d’enfants y parlent. Le Dr Sirard, comme le veut le protocole, a envoyé leur cas à la DPJ, soupçonnant de mauvais traitements. Il n’est pas le seul, loin de là, à être intervenu dans ces dossiers : mais on centrera le reportage sur lui. C’est lui la cible. On le jette en pâture.

Bernier revient longuement et attentivement sur tous ces cas, sur les plaintes et sur les enquêtes qui vont se succéder. Le Dr Sirard vivra, on le devine, un stress terrible, sera attaqué de toutes parts, y compris par le bien connu Dr Julien, et sera même victime d’une attaque au couteau.

Le 6 décembre 2016, il se suicidera.

La chose à savoir, c’est qu’en bout de piste, tous les signalements du Dr Sirard étaient justifiés et que le reportage, dans lequel tout n’était certes pas faux, comprenait des affirmations « inexactes, exagérées, réfutées » tandis que d’autres avaient été occultées. Un procès en diffamation sera intenté par le Dr Sirard et repris par sa succession. Il se terminera par une entente à l’amiable aux clauses confidentielles.

Bernier raconte tout cela dans le détail, chaque fois avec des documents pertinents à l’appui. Mais son livre est aussi, et à mes yeux c’est capital, une belle et précieuse réflexion sur le journalisme d’enquête et, plus largement, sur les médias.

Regard critique sur les médias
Les médias et les journalistes ont une indéniable importance dans une société démocratique. Bernier les décrit comme des « chiens de garde » surveillant les institutions » et des « chiens de chasse » se mettant à la recherche d’informations cachées ou inconnues.

Mais qui surveille ces bêtes?

Il y a certes une surveillance interne (l’ombudsman, par exemple, et la déontologie), mais cela ne peut suffire pour des raisons évidentes : le corporatisme qui produit ses effets, la loyauté exigée envers l’employeur, la lourdeur de la tâche qui rend difficile de se consacrer à cette indispensable surveillance, et d’autres encore. Il faut donc aussi une critique venant de l’extérieur, une critique qui maintient les médias sur leur garde, qui fait connaître des insatisfactions, qui encourage l’excellence, qui sensibilise à des problèmes.

Cette indispensable vigilance intellectuelle exercée « sans complaisance et sans hostilité » contribue à donner à tous une information de qualité. Elle pourra aussi, parfois, aider à assurer que les cibles visées et atteintes sont les bonnes : le contraire serait inquiétant et pourrait être tragique.

On aura compris que c’est ce qu’illustre le cas du Dr Sirard.

Bernier conclut son ouvrage en rappelant l’importance du journalisme d’enquête et en insistant sur les grandes exigences éthiques qui doivent s’y incarner — exactitude, rigueur, équité, prise en compte de l’intérêt public d’un sujet et de l’intérêt public de ce qui en est dit, notamment. Tout cela, avec en prime la terrible et instructive histoire du Dr Sirard superbement racontée, est à lire et à méditer, d’autant que chacun de nous peut, un jour, devenir une cible.

« Prendre le journalisme au sérieux porte à conséquence », écrit Bernier.

Il a bien raison.

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C’est la dernière chronique « Essai » que je signe pour Les libraires.

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