« Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec des êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. » Cette phrase, écrite par Albert Camus dans une lettre à René Char, je pourrais la dire à toutes ces personnes que je considère comme mes amies et amis.

La triste réalité
Pourtant, plus je vieillis, plus le temps me manque pour les voir. Entre le travail, les obligations, les loisirs et la famille, je cherche encore du temps chaque semaine pour prendre un verre avec elles et eux. Avec l’arrivée des enfants dans la vie de plusieurs, la spontanéité de nos rencontres et leur durée ont changé. Au moment d’écrire ces quelques lignes, j’ai dû décliner une invitation de G. et J-C pour terminer cette chronique. Je me console en me disant que notre amitié est forte et je sais qu’elle sera toujours là.

Il n’y a malheureusement rien d’original dans ma situation. C’est le constat que dresse Karine Côté-Andreetti au début de Ports d’attache : Osons révolutionner nos amitiés! : « C’est une tragédie qui manque d’originalité, une fatalité accablante qu’on subit sans se défendre. » Pourtant, dans la production essayistique, la défense s’organise. En plus du livre de Karine Côté-Andreetti, ceux de Camille Toffoli, S’engager en amitié, de Geoffroy de Lagasnerie, 3 : Une aspiration au dehors, et d’Alice Raybaud, Nos puissantes amitiés, témoignent d’un engouement autour cette thématique.

L’impulsion de leurs écrits respectifs semble partir du même — triste — constat: les liens amicaux sont déconsidérés dans nos sociétés. Devenir adulte voudrait dire passer des amis à l’amour et de l’amour à la famille. L’amitié serait ainsi vue comme étant importante dans la jeunesse, mais devant être délaissée lorsqu’on devient « sérieux ». Alice Raybaud mentionne très justement qu’on grandit avec cette représentation sociale de la passion amoureuse comme de « l’apogée des relations humaines ». Elle souligne d’ailleurs que de nombreux essais dans les dernières années, tels que Réinventer l’amour de Mona Chollet, ont tenté de reconstruire le couple sur de nouvelles bases, mais que la question amicale n’est pas requestionnée, ou très peu, lorsqu’on se demande comment s’aimer autrement.

Nos relations amicales sont si peu considérées que les mots nous manquent pour en parler. Geoffroy de Lagasnerie souligne justement qu’il y a « des mots différents pour nommer le fils du frère de ma mère et le fils du cousin germain de mon père, mais il n’y a pas deux mots différents pour nommer quelqu’un comme Édouard avec qui je parle tous les jours et quelqu’un avec qui je dîne une fois par mois ». C’est ce silence, tant dans le langage que dans nos réflexions sur l’amour, qui meut cette question : quelle place l’amitié devrait-elle prendre dans nos vies?

Une autre vie est possible
Dans 3 : Une aspiration au dehors, le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie nous propose de remettre l’amitié au cœur de de nos existences. Il prend exemple sur la relation amicale qu’il entretient avec le sociologue Didier Eribon et l’écrivain Édouard Louis. Pour reprendre le titre d’un célèbre article de Michel Foucault, il témoigne de cette « amitié comme mode de vie » qui s’est installée au fil du temps entre eux. Il cherche à montrer comment l’amitié, lorsqu’elle est mise au centre de nos existences, nous permet d’acquérir une certaine autonomie vis-à-vis des logiques institutionnelles et des identités qu’on nous assigne à la naissance. Ce livre, certainement l’un de mes préférés des dernières années, nous permet de voir ce que nos relations amicales peuvent porter comme libération et création d’une vie plus riche en rencontres et en création.

L’une des grandes forces du livre réside justement dans la question politique qu’il met de l’avant. Alors que Karine Côté-Andreetti soutient que « l’amitié est politique » et que les manières dont nous sommes liés « aux autres révèlent des maux de société », Geoffroy de Lagasnerie pousse un peu plus loin la question politique et voit dans la relationnalité amicale une manière de réactiver la question de l’utopie dans nos sociétés. Nos amies et amis nous poussent à aller à la rencontre de l’autre et à l’extérieur de ce que l’on connaît habituellement. Quelle société adviendrait alors si elle était au cœur de l’organisation sociale? Pour Geoffroy de Lagasnerie, cela nous permettrait de sortir « du monde pour mieux le recomposer, le plier, le dé-sordonner : tel pourrait être, en un sens, la formule de l’amitié comme utopie pratique réalisée ». Il faut voir alors dans ce mode relationnel une capacité d’incarner concrètement cet idéal. En filigrane de ce livre, ce philosophe et sociologue nous rappelle une leçon essentielle : être amis, c’est chercher à entretenir cette amitié concrètement dans nos actions. C’est donc s’engager au jour le jour à la faire vivre. L’amitié est une pratique quotidienne.

Faire mieux
J’ai dit au début de ce texte que l’amitié entre G., J-C et moi allait toujours être là. Quelle naïveté… À force de lire sur ce thème pour cette chronique, je constate que mes actions ne suivent pas toujours ma volonté. Malgré toutes nos difficultés à trouver du temps, entre les enfants et les contrats, force est d’admettre que cette amitié ne peut pas se nourrir de promesses. Il faut, comme l’écrit Karine Côté-Andreetti, « créer des brèches ». C’est cette brèche qu’il me faut faire pour eux. Alors que je termine ce texte, loin de ces deux personnes que j’aime, il me revient alors en tête que l’un des pouvoirs de l’essai réside dans sa capacité à nous engager à faire mieux. Chez moi, les livres sont des bifurcations et je ne peux pas écrire une chronique sur l’amitié sans mesurer l’écart entre ma vie et ces livres.

Donc, G. et J-C, je n’étais pas avec vous en fin de semaine. Lorsque vous aurez lu ces quelques lignes, on s’appellera, j’espère, parce que, comme l’a écrit Albert Camus à René Char, « je voudrais être pour vous le compagnon dont on est sûr, toujours ».

Photo : © Les Anti Stress de Monsieur Ménard

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