Il est impossible pour moi de ne pas vous communiquer ma joie de tenir cette chronique. Étant amoureux de ce genre littéraire et de cette revue, je suis pleinement conscient de ma chance. Porter des idées et des livres dans l’espace public est toujours un privilège. Cependant, au moment d’écrire ces quelques lignes, ce sont les difficultés que j’entrevois.

Comme lecteur de ce genre sur une base régulière, je suis admiratif de la qualité des livres qui paraissent au Québec. Chaque année, de nombreux essais ne cessent de me surprendre et m’amènent à remettre en question mes certitudes. Or, force est d’admettre que malgré la vitalité de ce genre dans les rayons de nos librairies, et je pèse ici mes mots, une vaste partie du lectorat semble encore l’associer à un effort. Lors d’échanges, on me dépeint encore le fait de lire des essais comme quelque chose qui n’irait pas de soi dans les habitudes de lecture, comme un genre qui servirait seulement à répondre à des questions plutôt qu’à ouvrir sur une autre réalité. Chaque fois, je demande à la personne ce qu’elle considère comme un essai. La caractéristique qui semble revenir dans la très grande majorité des cas est celle d’une « thèse » défendue par une autrice ou un auteur. Est-ce qu’il serait possible d’ouvrir un peu notre conception de ce genre?

Qu’est-ce que l’essai?
Yvon Rivard, dans un entretien qu’on peut retrouver dans Écrire, aimer, penser de Gérald Gaudet, définit l’essai comme le « roman de la pensée ». Ce que j’aime de cette définition, c’est qu’elle permet d’inclure des livres oscillant entre les études universitaires et d’autres plus poétiques et intuitifs. Ces œuvres que je considère comme « frontalières », terme emprunté à Amin Maalouf, me semblent importantes à accueillir dans notre compréhension de la diversité des essais québécois contemporains. Tu choisiras les montagnes d’Andréane Frenette-Vallières, finaliste à la fois au prix Émile-Nelligan (poésie) et au Prix des libraires dans la catégorie « Essai », est l’exemple parfait de ce que les autrices et auteurs peuvent faire avec la polymorphie de ce genre littéraire.

Dans cet ouvrage magnifique, Andréane Frenette-Vallières aborde la question de la violence conjugale avec une sensibilité et une justesse désarçonnante. Cherchant à « extraire l’amour des gestes violents » pour « l’injecter ailleurs », elle invente la voix de Mona. Elle utilise ici les outils de la fiction pour faire parler cette femme avec des hommes violents qui sont aussi des inventions. Cet échange entre ces deux voix poétiques ouvre un dialogue sensible avec les lectrices et lecteurs. S’ouvrir à l’idée que l’essai est un genre pluriel, c’est comprendre que le « roman de la pensée » doit trouver une forme qui convienne aux idées qu’il porte. C’est ce pour quoi l’essai est, à mon sens, avant tout un genre littéraire plutôt qu’académique.

Par exemple, à la rentrée littéraire de l’automne 2023, trois œuvres se sont retrouvées à la frontière entre l’essai et un autre genre littéraire. Ça aurait pu être un film de Martine Delvaux et Autoportrait d’une autre d’Élise Turcotte me semblent jouer à la limite de l’essai et du récit. Dans ces deux livres, les narratrices partent à la recherche d’une personne qui, d’un bout à l’autre du livre, restera impossible à saisir. Cette quête les amène, de part et d’autre, à réfléchir à l’acte d’écrire et au silence entourant la place des femmes dans le domaine artistique.

Dans Résister et fleurir, Jean-Félix Chénier et Yoakim Bélanger proposent, à mon sens, un « essai graphique » original et particulièrement riche. Dans cette bande dessinée, nous sommes au printemps 2020, en plein confinement, et nous assistons au cours de science politique de Jean-Félix Chénier. Alors que sa classe et lui travaillent autour de la polarité « utopies/dystopies », ils s’inspirent de la lutte pour défendre un terrain vague que les résidents d’Hochelaga mènent contre le projet de Ray-Mont Logistiques. Les réflexions de Jean-Félix Chénier et de sa classe, appuyées par la poésie des dessins de Yoakim Bélanger, nous permettent de comprendre ce que Joris Maillochon dit si justement dans ce livre : « le paysage est politique ».

Selon moi, ces deux récits et cette bande dessinée peuvent complètement être lus et accueillis comme des essais littéraires. Ils sont les romans de la pensée en quête de réponses. Ils sont aussi, si on accepte d’ouvrir notre conception de l’essai à une vision plus littéraire, la preuve que ces derniers ne sont pas seulement utiles pour les thèses qu’ils défendent. Ils sont des vecteurs de doute, de beauté et d’humilité. Qui, aujourd’hui, a les moyens de se priver de cela?

Pourquoi lire des essais aujourd’hui?
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France paru sous le titre de Ce que peut l’histoire, le professeur et historien Patrick Boucheron mentionne que la tourmente de notre époque se présente sous deux formes : « celle des bavardages incessants et celle des grands silences apeurés ». En lisant ces quelques lignes par hasard alors que je prépare ma première chronique, je me rends compte que les essais qui m’interpellent évitent ces deux écueils. Ces livres, dans ce qu’ils ont de mieux à offrir, ne participent pas au bruit ambiant, mais nous invitent au silence des questions difficiles. Ils ne nourrissent pas les inquiétudes, mais donnent plutôt les mots pour comprendre ce qui d’ordinaire nous échappe.

Les essais que je vous présenterai au fil de mes chroniques à venir seront ceux qui me permettent de naviguer entre ces deux pôles de nos tourments. Certes, vous y retrouverez des ouvrages qui peuvent choquer nos a priori, mais pas seulement. Certains auront la douceur des idées fragiles ou la candeur de l’érudition. J’espère arriver à vous faire découvrir des essayistes qui, entre leurs doutes et leurs convictions, cherchent à nous sortir de certaines passions tristes qui nous rongent.

Voilà, entre autres, ce que peut l’essai.

Photo : © Les Anti Stress de Monsieur Ménard

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