L’opium et les bérets rouges

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Qui se souvient d'un journaliste d'enquête très connu, autrefois chauve, distribuant aux portes de l'université des pamphlets glorifiant la réforme agraire de l'Albanie, le lendemain de la première victoire électorale du Parti québécois? Tandis que le Québec tout entier discutait des résultats de la veille, cet homme se savait en possession d'une vérité supérieure qui échappait au reste de sa société.

Il habitait une bulle, étanche et coupée du monde qu’il croyait comprendre et souhaitait transformer. Voulant donner la parole aux masses opprimées, il la donnait plutôt à Enver Hoxha, dirigeant absolu de l’Albanie totalement inconnu ici. À peine cinq ou six ans plus tard, la bulle allait éclater quand le mouvement marxiste-léniniste s’est brusquement effondré. C’est de cela que nous parlent deux ouvrages inégaux et plus ou moins réussis, Au bout de l’impasse à gauche. Récits de vie militante et perspectives d’avenir, de Normand Baillargeon et Jean-Marc Piotte, ainsi qu’Ils voulaient changer le monde. Le militantisme marxiste-léniniste au Québec, signé Jean-Philippe Warren.

Face à l’impasse apparente de la gauche, Baillargeon et Piotte ont sollicité des récits de vie militante et des visions d’avenir auprès d’anciens activistes. Le résultat paraît hétéroclite. Certains reconnaissent leurs erreurs, plusieurs maintiennent que l’on doit poursuivre le combat en évitant les querelles internes, et Françoise David ajoute qu’il ne faut plus jamais dire aux gens ce qu’ils devraient penser ou chercher à leur imposer la ligne juste du parti. D’autres entretiennent toujours de grandioses utopies: dans un texte remarquablement bien écrit, André Dudemaine propose d’importer ici le modèle bolivien et suggère qu’une vision amérindienne du monde (sic) pourrait aider la ville de Montréal. Certains témoignages paraissent tout à fait navrants, par exemple quand Michael Albert exprime sa haine du postmodernisme, grand contradicteur du marxisme-léninisme, inconscient qu’il ajoute, du coup, une démonstration supplémentaire de la futilité politique des débats universitaires. Manifestement, il se trouve encore des militants pour préférer les convictions dogmatiques aux hésitations de la pensée.

Cet ensemble de récits choisis implique assez peu de contrition. La justification universelle consiste à redire que le monde est injuste et que la morale commande, hier comme aujourd’hui et demain, de ne pas rester passif et d’avoir le courage de venir en aide aux opprimés. Les motifs sont certainement généreux et la cause est entendue. Cependant, aucun de ces anciens militants ne regrette d’avoir gaspillé sa jeunesse, ses énergies et son talent pour se retrouver par la suite devant rien vers l’âge de 30 ans. Personne ne déplore le fait que ces illuminés ont souvent mis en péril les efforts des authentiques groupes populaires de solidarité ouvrière, en plus de mettre des bâtons dans les roues des mouvements nationaliste, féministe et de défense des droits des homosexuels, tous considérés à l’époque comme de regrettables déviations bourgeoises. Sans parler de ces professeurs qui ont accablé leurs auditoires et bourré de jargon dérisoire le crâne d’étudiants qui auraient mieux fait d’apprendre à réfléchir. Comme si l’on ne se souvenait de rien et qu’il était permis, sans remords ni excuses, de prétendre simplement que la page est tournée et que l’on peut désormais se transformer sans scrupule de marxiste-léniniste en député libéral sur un banc arrière de la Chambre des communes.

L’analyse proposée par Jean-Philippe Warren appartient à un tout autre ordre. Avec plus de recul, il cherche d’abord à comprendre l’abrutissement de ces militants qui, sans être tous des imbéciles, ont consacré des années à l’apprentissage et la répétition inlassable de formules parfaitement creuses, tout en espérant sauver le monde en faisant l’éloge de Lénine, Staline, Mao et même Pol Pot. Warren évite de réduire la gauche de l’époque à un phénomène religieux, mais il note les similitudes: comprendre un monde imparfait, lui donner du sens par la doctrine inscrite dans des textes sacrés, troquer le paradis des curés pour un enfer industriel, faire don de soi et renoncer aux plaisirs du monde, régler sa vie sur la hiérarchie, la discipline et l’action missionnaire directe, maintenir une morale sans faille parfois marquée par la culpabilité et la confession, faire confiance à l’infaillibilité de tous les grands Timoniers, et surtout ne jamais perdre la foi, l’espérance et la charité. À tout cela, Warren ajoute la reconfiguration de l’ordre économique avec l’essoufflement du «boom» de l’après-guerre, ainsi que la perte des anciens repères idéologiques et l’anomie créés par la Révolution tranquille.

Ce livre n’est ni un règlement de compte et encore moins une apologie. Jean-Philippe Warren cherche à comprendre, avec respect et empathie, avec finesse et élégance. Il nous rappelle que refuser les bilans critiques et renier l’Histoire, c’est toujours faire la politique du vide. Il serait le premier à dire qu’il reste beaucoup à faire et que l’analyse n’a pas été menée à terme. Entre autres, il faudrait élargir la comparaison et voir à quel point le fanatisme doctrinaire et les schismes étroits sont également monnaie courante parmi les confréries d’amateurs de sport, les unités de recherche en laboratoire, les professionnels de la danse ou les dessinateurs de mode. Inclure la notion de sous-culture ferait davantage apprécier comment ces groupes politiques servent également à créer des communautés de goûts et d’intérêts entre individus qui partagent une même langue, des associations d’entraide et parfois des lieux de rencontres et d’échanges sexuels. Il faudrait par ailleurs vérifier si les spécificités de la société québécoise résistent au fait que ces mêmes mouvements de gauche ont connu des heures de gloire et un déclin également brutal dans des pays aussi distants que le Japon et la Suède, les États-Unis et l’Italie. Il faudrait encore relire Alexis de Tocqueville qui annonce, en exergue au livre, qu’aux espoirs euphoriques d’hier succèdent le désarroi actuel et la conviction d’une totale impuissance. La citation date de 1853!

Autrement dit, prendre un peu plus de recul permettrait de relier le phénomène de l’activisme marxiste-léniniste québécois à d’autres mouvements sociaux, ailleurs et autrefois. Et qui sait, peut-être nous expliquera-t-on, un jour, comment le riche héritier d’un empire médiatique en arriva à modifier son prénom pour devenir désormais «Pierre Karl».

Bibliographie :
Au bout de l’impasse à gauche. Récits de vie militante et perspectives d’avenir, Normand Baillargeon et Jean-Marc Piotte, Lux, coll. Futur proche, 216 p., 23,95$
Ils voulaient changer le monde. Le militantisme marxiste-léniniste au Québec, Jean-Philippe Warren, VLB éditeur, coll. Études québécoises, 256 p., 27,95$

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