Dans le bruit de notre époque, la philosophie fait office d’un murmure. Ne voulant pas attirer l’attention sur elle, elle se fait en douceur, à l’abri. Je vois mes classes de philo un peu comme un abri, soit un lieu dans lequel il est permis de penser le monde. Ce luxe qu’on fait rarement et qui prend tout son sens, bien souvent, longtemps après le dépôt des notes finales.

On pourrait croire que l’enseignement de la philosophie nécessite un certain écrin classique pour se prétendre gardienne de la tradition. Or, nul n’est tenu à un testament, nous disait Char. Pour exercer son esprit critique, il faut certes être témoin de la discipline, mais aussi savoir lire le monde que nous léguons. Les Dieux sont partout, avançait Héraclite, même dans le confort de notre cuisine. Ainsi, faire de la philosophie et l’enseigner, c’est aussi être lecteur du monde.

La lecture en tant que telle dépasse largement les objectifs pédagogiques que l’on pourrait lui donner avec la taxonomie de Bloom. Dans le cadre de cours de la formation générale au collégial, elle est bien souvent vue comme une obligation, accompagnée d’une lourdeur, voire de difficultés manifestes traînées depuis le primaire. Ainsi, quand les noms de philosophes résonnent dans une salle de cours à la première session du cégep, les chances sont grandes que la lecture de quelques lignes de Platon soit une tâche honnie. Ce faisant, les étudiants ajoutent leur voix à celles de leurs prédécesseurs en affirmant que la philosophie, c’est insipide, incompréhensible et, bien entendu, inutile.

Depuis une dizaine d’années, j’enseigne au collégial en plaçant entre les mains des étudiants des œuvres littéraires. Je vous l’accorde, faire lire de la littérature dans des cours de philosophie, ça ne se fait pas sans peine. La suspicion est grande, les craintes aussi. On croit que c’est là une façon de niveler par le bas, de faire augmenter la moyenne des groupes par des tests de lecture sur des pages à lire d’une bande dessinée. Faire lire des images dans des cours de philosophie, quelle honte, me disent les disciples de Platon. Or, la lecture d’une œuvre littéraire peut s’inscrire dans le cadre d’évaluations substantielles dans lesquelles nous demandons aux étudiants de se mettre dans la peau d’un des personnages, de nous dire s’ils sont d’accord avec le point de vue avancé ou encore si, pour eux, la proposition est sensée ou non.

En tant que lecteur, se placer dans la peau d’un personnage, on le fait sans effort et c’est là où je fonde mon approche éducative. Les étudiants se laissent prendre par le récit et se reconnaissent dans les personnages. Ainsi, quand ils lisent, ils n’ont pas l’impression de faire de la philosophie alors qu’ils exercent leur esprit critique. À ce moment-là, en classe, nous pouvons lire des textes plus difficiles et théoriques un peu plus aisément, car ils savent que je les accompagne.

Cette idée géniale, je ne l’ai pas inventée. Je l’ai faite mienne par l’entremise de la pensée de la philosophe Martha Nussbaum dans son ouvrage Les émotions démocratiques. En résumé, pour elle, la littérature nous entraîne grâce à l’empathie et l’imagination morale à vivre d’autres vies que la nôtre. C’est là une richesse incomparable dont la littérature est garante en comparaison aux textes théoriques. Conséquemment, souligne la philosophe, le dialogue démocratique s’enrichit grâce à la lecture de la littérature.

Pour la petite histoire, et à titre d’exemples seulement, je vous donne les titres que j’utilise dans chacun des trois cours obligatoires de philosophie au collégial. Je vous donne cette information pour inciter les enseignants à choisir des textes littéraires à proposer dans leurs cours, et ce, peu importe la discipline. Je commence par le cours d’éthique, car c’est le cours dans lequel j’ai le plus d’historiques avec la lecture d’un roman. Depuis cinq années, je fais lire Station Eleven d’Emily St. John Mandel. Et non, je ne l’ai pas lâché pendant la pandémie. Plusieurs anciens étudiants viennent me voir pour me dire qu’ils ont aimé lire ce bouquin. Alors, en témoignage de leur bonheur de lecture, je le conserve et le passe aux cohortes suivantes. Le cours de philo 2 porte sur les conceptions de l’être humain. Depuis quelques années, je fais tourner ce cours autour de la notion de l’humain augmenté et des impacts du numérique dans nos vies. Depuis 2021, je fais lire le roman graphique Carbone & Silicium de Mathieu Bablet. Vous devriez voir les regards pétillants de fierté de mes étudiants lorsqu’ils amènent leur exemplaire en classe. C’est un roman graphique sublime, il me permet d’illustrer une vision d’un futur proche, ce qui est non négligeable. Finalement, depuis quelques semaines, je fais lire à mes étudiants de philo 1 la bande dessinée Dieu en personne de Marc-Antoine Mathieu. Sans voler le punch, je trouve que la proposition de MAM colle à la perfection au premier cours de philosophie qui s’intéresse le plus à la rationalité, donc aux biais cognitifs, à la subjectivité et aux différents discours dans notre société. Jusqu’à présent, mes étudiants aiment beaucoup la BD, mais je ne peux pas vous en dire plus, ils n’ont pas encore fait leur évaluation.

L’éducation est le vecteur privilégié de la culture au sein d’une société démocratique. Cet objectif de l’enseignement de la philosophie, il m’accompagne depuis le premier jour de ma carrière et je le dois à mes maîtres. Ils m’ont appris que la littérature sert de levier et d’espace pour l’analyse philosophique du monde. La société démocratique dans laquelle nous vivons s’enrichit certes à travers la pluralité des voix qui la composent, plurielles dans leur vision du monde, et par les fonctions que les citoyens occupent. Or, comme le soulignait à juste titre mon directeur de maîtrise, M. Thomas de Koninck : « La démocratie véritable suppose une éducation aidant chacune et chacun à se forger, de façon critique, une culture générale propre. Seule la culture générale peut sauver l’expert de son expertise, le technicien de sa technique, les sociétés humaines de la montée de l’insignifiance. »

Si nous avons à cœur notre société démocratique, il est de notre devoir, à nous, professeurs de toutes disciplines, d’être des passeurs de culture, ou pour le dire dans les termes de George Steiner, d’être des postinos, des facteurs. Ce rôle pourrait être vu comme un rôle utilitaire. La culture n’offre aucune certitude sur sa finalité. Il faut miser sur son pouvoir transformatif. Être une postina me permet de lire le monde avec finesse, j’espère qu’il permet à mes étudiants de lire leur époque avec plus de nuances.

 

Joëlle Tremblay
Joëlle Tremblay est enseignante de philosophie au collégial depuis 2007. Sa maîtrise en philosophie portait sur la dignité humaine dans l’éducation et on a pu l’entendre notamment à l’antenne d’ICI Première, comme chroniqueuse en philosophie. En 2017, elle a publié L’inéducation : L’industrialisation du système d’éducation au Québec (Somme toute), un plaidoyer pour une culture générale qui puisse sous-tendre une pensée critique et une réflexion citoyenne avisée. Elle y explique notamment pourquoi tous les savoirs ne sont pas des savoir-faire et quels sont les écueils du système d’éducation actuel.

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