Vous savez, quand on parle des littératures de l’imaginaire dans leur ensemble, ça englobe un très large corpus littéraire. Mais vraiment très large — même une librairie spécialisée ne pourrait pas tout le tenir en stock, et j’en sais quelque chose… Des genres comme la science-fiction et la fantasy en sont aujourd’hui les cœurs (palpitants!), et c’est donc souvent d’elles qu’il est question quand on sort l’expression « littératures de l’imaginaire ».

Sauf que pour être un peu plus exact, il faut aussi y mettre L’Épopée de Gilgamesh comme les bandes dessinées d’Astérix et sa potion magique, L’Iliade et L’Odyssée d’Homère au même titre que des dystopies comme La servante écarlate de Margaret Atwood ou 1984 de George Orwell, des textes fondateurs de la science-fiction et de la fantasy comme Frankenstein de Mary Shelley ou Le Seigneur des Anneaux de J. R. R. Tolkien, ou encore du fantastique percutant, et plus récent, comme Aliss de Patrick Senécal! Ajoutez-y les contes de fées, tout Jules Verne, certains des plus beaux romans d’Anne Hébert — Les fous de Bassan, Les enfants du sabbat ou Héloïse —, Macbeth ou Hamlet de Shakespeare (bah oui, avec tous leurs fantômes…), des séries à succès comme Les Chevaliers d’Émeraude d’Anne Robillard, Amos Daragon de Bryan Perro ou les multiples cycles de Brandon Sanderson, et bon nombre d’œuvres d’auteurs de la trempe de Gabriel García Márquez, Toni Morrison ou Haruki Murakami1.

Bref, vous voyez où je veux en venir? C’est un corpus immensément large, et disparate, qui couvre de larges horizons (imaginaires!) de la littérature, et qui nous propulse a priori loin du monde qu’on croit connaître, alors qu’en réalité, ces textes nous ramènent toujours à poser un regard neuf sur ce qui nous entoure et à nous montrer que l’impossible n’est qu’une donnée subjective dans le cadre référentiel du monde que nous nous sommes bâti au gré de nos expériences et de nos perceptions.

Et voilà donc l’une des grandes forces des genres de l’imaginaire, que ce soit dans le réalisme magique d’Ayavi Lake et de son Marabout, où Parc-Extension est le théâtre des rencontres les plus improbables, ou bien dans la romance planétaire queer que Sylvie Bérard entretient dans son roman Terre des Autres, qui nous fait vivre la porosité des frontières entre les genres et les espèces : les beaux mensonges qu’on y raconte — eh oui, des mensonges, car après tout, toute fiction en est un mensonge habilement déguisé, et tout lecteur signe un contrat tacite où il dit à l’auteur « Je sais que tu me mens, mais fais ça bien2 » — peuvent nous amener à appréhender notre monde autrement, à travers toutes ses possibles déclinaisons.

C’est cela qui me ramène toujours à la lecture d’œuvres issues des genres de l’imaginaire : le sentiment que je serai toujours surpris, souvent ébranlé et même inspiré, par le contact que ces livres me permettent d’entretenir avec d’autres mondes possibles qui nous font comprendre que les pires inégalités du nôtre sont loin d’être inéluctables. Ils sont peuplés d’individus qui bousculent les normes, les traditions. Il y existe des moyens de corriger les systèmes oppressifs les plus sournois, qu’on imagine relever de l’ordre naturel des choses, par habitude. Notamment, dans la science-fiction actuelle, on ne fait pas que pointer les torts du racisme systémique, du capitalisme effréné, de la censure totalitaire, et de bien d’autres maux : on les dépasse. Et grâce à ça, comme lecteurs, on comprend que notre monde n’a pas à être aussi triste que ce qu’il est parfois…

Il y a même tout un courant de la science-fiction contemporaine, le hopepunk, qui propose des récits propulsés par l’espoir qu’on réussira à rebâtir un monde meilleur une fois que le nôtre en aura fini de sombrer. Les deux volumes d’Histoires de moine et de robot de l’Américaine Becky Chambers, composés d’Un psaume pour les recyclés sauvages et d’Une prière pour les cimes timides, font partie des textes lumineux qui m’ont fait le plus de bien depuis le début de la pandémie, grâce à leur douceur jamais niaise. La lente quête pour le chant des grillons d’un.e moine-thérapeute en pleine crise existentielle et d’un robot curieux de tout connaître à propos de la société humaine m’a fait comprendre ceci du monde : il ne cessera pas de tourner si moi, je réussis à ralentir et à m’arrêter, au grand dam du néolibéralisme surproductif! Et j’ajouterais, en mettant ma casquette de libraire, que dans la même veine, il faut aussi lire Le livre ardent de l’autrice québécoise Andréa Renaud-Simard, une « utopie ambiguë » où on assiste peu à peu à la réconciliation impossible entre deux peuples, ou encore le récent Premier jour de paix d’une nouvelle voix de l’imaginaire en France, Elisa Beiram, qui nous rappelle, comme Martin Luther King le clamait déjà au temps de la guerre du Vietnam, que « la paix n’est pas une destination, mais des conditions grâce auxquelles il est possible de transformer les conflits de manière constructive ».

Alors, vous voyez, à travers ces lectures, il y a une infinité d’autres mondes à comprendre pour mieux trouver du sens à celui qui est le nôtre. Ce n’est pas sorcier, il faut lire de l’imaginaire pour mieux en apprécier les nuances possibles. Et sur ce, je vais m’imaginer le monde dans lequel on vivrait si on avait tous un roman de science-fiction entre les mains!

 

Mathieu Lauzon-Dicso
Ancien professeur de littérature au Collège Marianopolis, où il a créé le Prix des Horizons imaginaires, Mathieu Lauzon-Dicso s’est rapidement fait connaître comme un expert incontournable des genres de l’imaginaire au Québec. Il a notamment créé la collection « Imaginaire » chez VLB éditeur, fondé la Librairie Saga à Montréal et agit comme responsable de la programmation du Salon du livre de Montréal. Au fil de sa carrière, il a su développer un important réseau professionnel avec les meilleurs acteurs du milieu de la science-fiction et de la fantasy au Québec et à l’international, en demeurant toujours inspiré par le talent et l’audace des créateurs, qu’il représente à titre d’agent littéraire de la division Science-fiction & Fantasy de l’Agence Omada.

Photo : © Danila Razykov

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1. Si vous répondez « non » à la question « lisez-vous de l’imaginaire? », détrompez-vous tout de suite, car vous en lisez fort probablement déjà, et en plus, vous aimez sûrement ça! Ça ne sert à rien de dire le contraire, et personne ne devrait vous trouver ridicule de vous affirmer comme lecteur d’imaginaire, peu importe votre âge. Insérez un clin d’œil ici…
2. La phrase est tirée de l’excellent Comment écrire des histoires, un guide sur l’expérience de l’écriture narrative par Élisabeth Vonarburg, reconnue dans le monde entier comme une des plus grandes autrices de science-fiction féministe des cinquante dernières années, et qui a fait de Chicoutimi son port d’attache. Si tous ses livres vous amènent à reconfigurer votre perception du monde, et des gens, et des rapports humains, et de votre propre intériorité, osez d’abord ses romans Le Silence de la cité, puis Chroniques du Pays des Mères.

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