Marie-Hélène Lafon, née en 1962 à Aurillac dans le Cantal et dont la plume inspirée, délicate et si précise a renouvelé au début du XXIe siècle la littérature du terroir et dont les magnifiques romans, depuis Le Soir du chien en 2001, fleurent la France d’en bas, pour reprendre l’expression de Raffarin qui fut premier ministre sous Chirac, quitte un temps le domaine romanesque pour s’intéresser à l’un des plus importants peintres français, l’Aixois que (et qui) rejeta Paris, Paul Cézanne.

Son ouvrage, c’est le terme idoine car tout chez elle — fille de paysans — est finement et patiemment ouvragé, sa littérature en étant une qui relève de l’artisanat, du fait main. Son Cézanne n’a rien d’une étude esthétique sur un des maîtres de l’histoire de la peinture mais tout d’une simple approche humaine. Ce qui a présidé à son travail d’écriture c’est l’approche, autant qu’il était possible de la réussir, de l’entourage immédiat du peintre des Joueurs de cartes, qui fut certes l’ami de Zola (l’immense ami qui le blessa en se servant de lui comme modèle de peintre raté dans L’œuvre) mais avant tout le compagnon de son jardinier, monsieur Vallier, et de son entourage, ses familiers, ses gens, sa famille, les domestiques, les modèles, ses proches.

En fait, Marie-Hélène Lafon, décidant de s’intéresser de près à la vie privée de Cézanne, a écrit un roman de Marie-Hélène Lafon où grouille un monde modeste du XIXe siècle, où vivent autour du peintre ses pays, comme on dit, les habitants de son patelin, ceux qui vivaient autour du Jas de Bouffan, la demeure qu’acheta son père, un marchand de chapeaux devenu banquier et qui demeura sa vie durant exclu de la bourgeoisie aixoise et du cercle fermé des bonnes familles

Cet essai est une pure merveille littéraire. Je tiens Marie-Hélène Lafon pour une écrivaine d’une lignée racée allant de Giono à Annie Ernaux. C’est une littérature que j’aime, rude et sensible à la fois, vengeresse de classe et autant sauvage que délicate.

Donc, dans l’œil de la romancière des Derniers Indiens et des Pays, le vieux jardinier Vallier, un célibataire que Cézanne a peint tant de fois, magnifiant ses mains, est aussi important sinon plus que le grand Zola pour le peintre du Vase bleu (la reproduction de ce pur chef-d’œuvre me suivait sur les murs de mes chambres d’étudiant dans le Vieux-Québec des années 1960), comme sont aussi importantes les personnes qui vivaient autour de lui dans la campagne aixoise, ses voisins, ces maquignons qui, le temps de longues séances de pose, devenaient ses Joueurs de cartes, l’un son Paysan assis, un autre son Paysan à la blouse bleue, et une écolière du coin dont il fit sa Fillette à la poupée.

Le docteur Gachet, aussi, il est là, ce médecin qui fut aussi celui de Van Gogh et qui peignait à sa manière, en amateur peu doué, et qui s’était donné un nom de peintre, Van Ryssel; il avait construit à Auvers-sur-Oise un atelier qu’il tenait en ordre et mettait à disposition de Cézanne et de Pissarro qui, eux, y organisaient leurs grands désordres…

Lafon décrit son travail d’écriture comme étant des « ruminations cézanniennes », anecdotes et drames nourris par une intense recherche dans la Correspondance du peintre et par des séjours dans ses lieux, le Jas de Bouffan, l’atelier des Lauves où il y avait une haute fente sur l’un des murs pour permettre d’en sortir les grands formats des Baigneuses, aussi par ses errances dans les vieilles rues d’Aix, sur le cours Mirabeau, et des marches au long des routes allant vers la montagne Sainte-Victoire tant de fois peinte par lui, à toute heure du jour, en toutes saisons, une obsession, comme celles où tant de fois il peignit des pommes, des fleurs, des vases, des natures mortes qui ne trouvaient pas d’acheteur mais allaient redonner vie à l’art pictural pour le siècle suivant (il meurt en 1906) et les autres qui viendront…

Sans gêne aucune, avec tact, en connaissance de cause, Marie-Hélène Lafon entre dans la famille du marchand de chapeaux qui se fit banquier sur le tard (à 50 ans — la bourgeoisie d’Aix jugeait son argent trop frais) et elle nous y entraîne en dévoilant les secrets, le fait que Paul Cézanne et sa sœur Marie étaient des enfants de l’amour (ou du péché, c’est selon) car nés d’un couple qui ne s’était pas marié à l’église, Louis-Auguste Cézanne ayant mené longtemps une liaison secrète avec l’une de ses employées (Paul a 5 ans quand ses parents se marient en catimini); le fait itou que le fils Cézanne se fit « coller un enfant sur le dos » par une fille qui posait pour lui et qu’il cacha longtemps la chose à son père (sa mère et ses sœurs — il y eut une cadette, Rose — étant dans le secret), Louis-Auguste apprenant un jour qu’il avait un petit-fils de 14 ans! Et Paul qui préférait nettement vivre avec sa mère et ses sœurs, toutes trois n’aimant guère la bru… qui avec son fils logeait séparément du peintre.

Celle-ci, Hortense, née Fiquet, n’y connaissait rien en peinture et trouvait que les tableaux de son mari avaient toujours l’air de « ne pas être finis »; elle lui disait sans vergogne préférer de beaucoup ceux de « monsieur Renoir » et ceux de « monsieur Monet ».

Plusieurs écrivains de haute volée ont écrit sur la vie et l’œuvre de Cézanne, je pense à Rilke, Ramuz, Charles Juliet, Sollers, Handke, mais seule Marie-Hélène Lafon l’aura fait de cette manière-là, à sa manière, buissonnière, menant son approche en romancière du terroir, travaillant la matière comme on travaille la terre, pensant, autant qu’aux gens, à la chaleur, à la lumière, éprouvant sur place leur morsure, flairant, avant de se mettre au travail où elle va tenter, comme elle l’écrit, de « cézanner ».

Et, à la fin de ce sublime livre, de ce tableau de mots, elle laisse le lecteur avec le jardinier, le vieux Vallier « qui n’a pas fait maison », au moment où il balaie les feuilles sur la petite terrasse de l’atelier des Lauves, se disant qu’ainsi « ça sera mieux pour le tableau ».

Photo : © Robert Boisselle

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