À la question « en quoi la sociologie peut faire de nous un meilleur écrivain ou une meilleure écrivaine? », je suis un peu embarrassé. Comme jeune sociologue, je me vois mal expliquer à un public de littéraires comment devenir « meilleur » dans un art dont j’ignore presque tout. Prenons donc le problème à l’envers : comment la littérature peut-elle nous aider — nous, sociologues — à être meilleurs dans notre pratique?

Si je pense à mon enquête dans le monde de la restauration, Pourboire : Une sociologie de la restauration (XYZ, 2022), je dirais spontanément que la littérature aiguise notre sens des détails et des ambiances. Encore plus important, elle nous enseigne comment en rendre compte par le biais de scènes évocatrices.

Je repasse à travers le troisième chapitre du Plongeur (Le Quartanier, 2016) de Stéphane Larue et je ressens le même frisson qui m’avait traversé l’échine lors de la première lecture. Le protagoniste découvre l’heure du rush au restaurant qui vient tout juste de l’embaucher. Au loin, telle une « rumeur » que l’on « apprend à décoder », on entend la salle à manger se remplir. Puis, le coup de feu est donné en cuisine et l’on court dans tous les sens : un chaos organisé, une « mêlée étourdissante ». Sombrant dans un « état second », mélange d’exaltation et de panique, notre pauvre plongeur sale et suant est ramené à la réalité lorsqu’il tombe nez à nez avec un serveur à la « chemise ajustée » et au « visage de top model » : le contraste est humiliant. En salle, sous l’éclairage tamisé, on ne distingue que « des sourires spectraux, des regards insaisissables ». Larue parvient merveilleusement à restituer l’expérience sensorielle du travail au restaurant. N’importe qui ayant passé du temps dans ce monde hors du commun est immédiatement replongé dans des souvenirs charnels ; les non-initié.es se disent pour leur part « c’est comme si j’y étais ». La description est poignante, précise. Inutile de lui surimprimer un commentaire intellectuel. D’elle-même, elle transforme notre regard. Elle donne à voir : les rôles sociaux, les asymétries, la pénibilité du travail, mais aussi le sentiment d’exceptionnalité et la camaraderie. Elle est ainsi dotée de cette qualité précieuse : elle se passe d’explications.

Mais à quoi bon « décoder la rumeur », saisir les ambiances? Stéphane Larue raconte une histoire, la sienne pour être précis, car il s’agit d’un récit autobiographique. Il met en scène sa jeunesse : fauché, accro aux jeux d’argent, il lutte contre lui-même. Une thèse sous-tend son roman : l’intensité du travail en restauration est un substitut à l’intensité des jeux de hasard, c’est pourquoi il entretient une relation d’attraction/répulsion avec ce milieu qui le sauve et le piège à la fois.

Cette thèse s’avère extrêmement intéressante, car elle met le doigt sur le sentiment d’amour/haine que ressentent bien des employé.es de la restauration envers leur univers professionnel. Toutefois, elle est centrée sur ce qui est unique au parcours biographique de l’auteur et ne peut, en cela, expliquer pourquoi ce sentiment est répandu dans ce milieu. La sociologie est naturellement portée vers ce genre d’énigme. Comment se fait-il qu’un grand nombre de personnes vivent en leur for intérieur un dilemme, une contradiction? Qu’y a-t-il de commun à ce sentiment intime et apparemment strictement singulier? Voilà un mystère de la vie sociale à percer.

Contrairement à la psychologie, la discipline dominante de notre époque, la sociologie considère que les gens sont traversés par des contradictions non pas parce qu’ils sont « défectueux », mais bien parce qu’ils portent en eux les contradictions de leur monde. Lors de mon enquête sur les restaurants et les bars, c’est ce que j’ai pu observer. J’ai remarqué que les gestes les plus banaux étaient ritualisés. De la tournée de shooters à la bière staff en passant par la sortie dans un bar entre collègues et la dépense du pourboire qu’elle implique, la vie des employé.es de la restauration est guidée par certaines normes, certes implicites et peu contraignantes, mais tout de même réelles. Le rush, la consommation d’alcool et la dilapidation de la paye sont tout à la fois source d’épuisement et de fierté, de lassitude et d’excitation. En ce sens, le dilemme existentiel que Stéphane Larue a vécu — être en même temps attiré et repoussé par le monde de la restauration — ressemble beaucoup à ce qui traversait toutes les personnes que j’ai rencontrées au cours de mon enquête. Il est d’ailleurs similaire à ce que j’ai moi-même ressenti lorsque je travaillais dans un bar. Nous sommes tous et toutes uniques, mais nous partageons tout de même des airs de famille avec nos contemporain.es.

Pour arriver à cette conclusion, il m’a fallu rencontrer des gens et observer des lieux, avec patience et minutie. Il ne suffit pas de s’asseoir dans un restaurant pour tout comprendre : il faut prendre des photographies, capter les ambiances sonores et, surtout, enregistrer ce que les gens racontent (avec leur consentement, bien sûr). Cela peut avoir l’air idiot à rappeler, mais c’est seulement en accumulant scrupuleusement des informations que l’on se donne les moyens de revenir sur les détails anodins qui nous échappent de prime abord et d’aller au-delà de notre perspective initiale.

Le détour par la théorie permet également de prendre un pas de distance avec notre point de vue. Comme ma directrice de thèse me l’a enseigné, un concept est un artefact qui renferme une brève leçon sur notre monde. Par exemple, l’idée du marquage de l’argent de la sociologue Viviana Zelizer nous permet de voir que la monnaie n’est pas un instrument d’échange neutre et impersonnel : on le « marque » toujours avec notre sentimentalité et nos visions du monde. Ainsi, une paye de 500$ n’a pas la même valeur à nos yeux qu’un 500$ reçu en héritage ou en cadeau de la part du premier ministre! La provenance de ce même montant façonne la signification qu’on lui accorde et donc la manière dont on le dépense. Ce détour par l’abstraction m’a permis de voir que souvent, en restauration, le pourboire est précisément de l’argent utilisé pour boire.

Tout cela pour en venir au point suivant : c’est probablement dans la méthode et la théorie des sociologues que réside leur capacité à sortir de leur routine cognitive et dire du nouveau sur le monde. Voici peut-être ce qui pourrait inspirer des littéraires dans les travaux sociologiques : l’art de repérer des énigmes sociales; l’observation méthodique; les concepts-leçons; une conception de l’individu qui permet de prendre un pas de recul quant au psychologisme ambiant. Loin d’être incompatible avec le souci de décoder la rumeur, la sociologie donne quelques outils pour décoder les airs de famille des gens qui nous entourent.

 

Jules Pector-Lallemand
Jules Pector-Lallemand est sociologue de la vie quotidienne. Il vient de faire paraître Pourboire : Une sociologie de la restauration (XYZ, 2022), une enquête sur le style de vie des employé.es des restaurants et des bars. Sa démarche se caractérise par une réflexion sur la forme et l’emploi assumé d’outils littéraires. Il est également cofondateur et rédacteur de Siggi, le seul magazine grand public de sociologie dans la francophonie.

Photo : © Julie Artacho

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