Il y a maintenant cinq décennies naissait à Sudbury la maison d’édition Prise de parole. Devenue une véritable référence dans le milieu littéraire franco-canadien, elle publie aujourd’hui des écrivaines et écrivains de l’Ontario français, ainsi que de l’Acadie, de l’Ouest canadien et des nations autochtones. Qu’il s’agisse de roman, poésie, bande dessinée, science-fiction ou théâtre, les livres qu’elle propose rendent compte de la grande diversité que l’on peut trouver dans la francophonie pancanadienne et surtout de l’originalité de ses plumes, qui prennent racine dans les marges pour s’imposer partout à part entière.

Pratiquant l’écriture au sein d’une majorité anglophone, les auteurices de la francophonie canadienne sont d’emblée confrontés à l’altérité. Et si le fait d’être distincts de la foule devenait une énergie motrice qui engendre justement un langage, une approche, une pratique uniques, une posture bien à elles et à eux, ambitionnant d’habiter une littérature d’envergure qui s’adresse à tous et à toutes? Car la singularité des écrivaines et écrivains hébergés chez Prise de parole ne s’incarne pas seulement par l’occurrence d’endosser une culture différente du plus grand nombre, elle se lit à travers les mots choisis et les histoires racontées. « Il y a toujours eu dans l’histoire de Prise de parole le souci de donner de l’espace à des auteurices excentrés qui n’ont pas la même langue que le français standard et qui parlent de leurs réalités territoriales, culturelles et symboliques », explique Stéphane Cormier, codirecteur de Prise de parole depuis 2016 avec denise truax, qui, pour sa part, en est à la barre depuis 1988. Si la question identitaire a déjà été au cœur des préoccupations des écrivaines et écrivains de la maison, elle s’est transformée avec les années, arborant toujours cette idée d’affirmation, mais en la situant dans un horizon plus vaste.

Paroles en sentier à Caraquet avec Jérôme Melançon : © David Champagne

Exalter les potentiels
Se définissant comme un « amplificateur de paroles œuvrant à partir des marges », comme le précise Stéphane Cormier, Prise de parole privilégie un travail de fond avec les primo-romancières et primo-romanciers. Elle prend soin d’écouter l’intention derrière le manuscrit proposé et, de là, effectue une démarche d’accompagnement. Parce qu’exister dans un milieu en tant que minorité signifie vivre avec un cruel manque de ressources, dans ce cas-ci de programmes universitaires et publics en lettres, de librairies, d’un grand bassin de mentors et de pairs, etc. « La maison d’édition supplée souvent à un déficit systémique par rapport à la littérature, continue le codirecteur. Quand elle s’engage dans le développement de carrière d’un ou d’une auteurice, c’est à long terme. » Par conséquent, Prise de parole ne construit pas son offre éditoriale selon un genre ou un sujet donné, mais adopte une vision grand-angle, se concentrant plutôt à développer le potentiel d’une voix et ses particularités langagières et stylistiques.

Concrètement, la communication et l’échange constituent les pierres d’assise de tout processus littéraire de la maison, l’ouverture des uns et des autres demeurant l’élément essentiel. « Notre but est de prendre le projet qu’on nous présente et de l’amener le plus loin possible, exprime Chloé Leduc-Bélanger, une des éditrices chez Prise de parole — avec denise truax et Sonya Malaborza — et également autrice, connue sous le nom de Chloé LaDuchesse. On ne réécrit pas les livres, on demande à l’auteurice ce qu’il ou elle veut faire et on va l’aider à y arriver. » Les éditions possèdent aussi la réputation de sortir ses écrivaines et écrivains. On les envoie donc un peu partout au Canada dans les salons, festivals et événements littéraires, favorisant la rencontre qui se trouve au cœur de toute littérature, peut-être encore plus chez Prise de parole, située en périphérie des grands centres.

Éditer et militer
Le fait d’appartenir à un groupe minoritaire incite la maison à créer des liens forts, à faire connaissance et à multiplier les rencontres. C’est pour cette raison que Prise de parole prend part hardiment, en plus des événements majeurs, aux activités d’un réseau qui évolue à sa façon. « Quand c’est petit, on est plus proche du monde et des autres auteurices, poursuit l’éditrice. Je ne connais pas grand monde qui va au Salon du livre de Montréal et qui se ramasse à boire de la vodka avec Joséphine Bacon, par exemple. Mais au Salon du livre de Hearst, ça va arriver! » Par ailleurs, plusieurs auteurices de la maison se prêtent volontiers aux performances scéniques; en exportant le livre sur la place publique, on assiste à une autre façon de vivre la confluence entre l’œuvre et les lectrices et lecteurs et de susciter des échanges féconds. Prise de parole a très bien compris que le littéraire s’éprouve aussi en dehors de l’objet-livre.

On n’a qu’à voir l’espace que le livre a toujours occupé dans les domaines du savoir et de la connaissance, la manière dont il contribue à l’ébullition de la pensée et de la réflexion. On l’a aperçu dans les salons enfumés des révolutionnaires, l’a vu condamné à l’index, le trouve dans les chaumières comme source de rêve et d’évasion. Nul doute qu’il intervient dans le discours collectif, ouvre le débat, participe aux révoltes, crée les changements. En tant qu’éditions, qui plus est en contexte minoritaire, Prise de parole porte ce rôle social. « On ne fait pas juste des livres, on sauve le monde », déclare ni plus ni moins Chloé Leduc-Bélanger. Ce qui veut dire que la maison s’implique dans la communauté à plusieurs égards, noue des partenariats avec d’autres organismes culturels, s’investit politiquement et lève les bannières quand il est question de défendre la cause franco-canadienne, répond présente aux manifestations artistiques qui ont lieu, quand ce n’est pas tout bonnement elle qui en est l’instigatrice.

Paroles en sentier à Caraquet avec Sonya Malaborza : © David Champagne

Bien que possédant leurs propres caractéristiques, les livres de la francophonie canadienne hors Québec répondent à un souffle universel où la multitude s’invite à travers des thèmes hétérogènes. « C’est toujours une découverte, les univers des auteurices, et on a beaucoup à gagner à fréquenter celles et ceux qui sont ancrés dans des territoires et des imaginaires différents », conclut l’éditrice. Restée fidèle à sa mission première de mettre de l’avant une littérature côtoyant les franges, Prise de parole, par la force vive de ses écrits pluriels, bâtit depuis cinquante ans une littérature composite qui n’accuse aucune frontière.

 

Huit fleurons de Prise de parole

Photo : © Isabelle Kirouac Massicotte

Isabelle Kirouac Massicotte
Isabelle Kirouac Massicotte est titulaire d’un doctorat en lettres françaises. Son champ d’études porte sur les cultures québécoises, franco-canadiennes, acadiennes et autochtones avec un intérêt prononcé pour le trash en littérature, sujet qui sera au centre d’un essai à paraître. L’autrice soutient dans une conférence tenue en 2018 que l’esthétique trash, « sa violence, sa brutalité ou sa crudité peuvent déboucher sur l’indignation, la solidarité, la contestation, voire le militantisme ». Pour cela, l’essayiste la considère pertinente pour approcher la question des minorités. La même année, son titre Des mines littéraires est publié et lui vaut le prix Champlain. Dans ce livre marqué par l’originalité de son thème, elle se concentre sur la représentation des mines de l’Abitibi et du nord de l’Ontario dans certaines œuvres de littérature.

 

Photo : © Myriam Caron Belzile

Xavier Gould
Acadien.ne de Shediac au Nouveau-Brunswick, Xavier Gould est un.e artiste multidisciplinaire trans et non binaire. Sa pratique investit le thème des identités et de la ruralité à travers l’art visuel, la performance, la drag, le cinéma et la poésie. Iel publie en mars 2023 des fleurs comme moi, un premier recueil audacieux et émouvant qui, avec sa langue chiac et son style franc, tâte les aspérités d’une quête à travers les profondeurs d’un passé et d’un présent à la fois sombres et radieux. « mes mots icitte/cte poème icitte/cte recueil icitte/attendent de me grandir/out de l’ombrage/plus haut que la vieille fence » Par l’écriture, l’auteurice se questionne et fait montre de sa vulnérabilité en même temps qu’iel revendique ses affiliations et ses territoires d’appartenance.

 

Photo : © Sylvain Sabatié

Marie-Thé Morin
À la fois comédienne, traductrice, scénariste, conteuse, parolière, romancière et dramaturge, Marie-Thé Morin, native d’Ottawa, cofonde en 1979 le Vox Théâtre. En entrevue à la radio de Radio-Canada, l’autrice annonce : « C’est vraiment pour moi un plaisir de raconter des histoires, peu importe la façon que je choisis de le faire. » Les pièces Oz (avec Pier Rodier), Ti-Jean de partout et Cyrano Tag, destinées à la jeunesse, ont été présentées dans plusieurs établissements scolaires. En 2019-2020, sa minisérie policière Eaux turbulentes est diffusée à la télévision. Elle entame ensuite la publication d’une trilogie romanesque dont le premier tome, Errances, aborde la notion d’identité. Alors qu’Anaïs et Rod font escale dans un étrange motel, il et elle se frotteront aux frontières du réel et auront à se redéfinir.

 

Photo : © Mathieu Girard

Marie-Josée Martin
Marie-Josée Martin naît à Montréal et grandit à Belœil pour migrer vers Ottawa au tournant de l’âge adulte. Elle se fait connaître à la suite de la parution d’Un jour, ils entendront mes silences (Éditions David, 2012), un roman qui prête voix à Corinne, une petite fille aux prises avec une paralysie cérébrale et qui n’a pas l’usage de la parole, mais dont on peut entendre le récit, percutant et sensible, sous la plume de l’autrice. Elle remporte, grâce à cette œuvre, pas moins de quatre récompenses, dont le Prix du livre d’Ottawa et celui du journal Le Droit. En 2021, elle se tourne vers la littérature d’anticipation avec l’écriture de L’Ordre et la Doctrine, première partie de la trilogie Après Massala. L’écrivaine et traductrice assure également la présidence de l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français.

 

Photo : © Keith Race Design & Photo

Pierre-André Doucet
Musicien et écrivain, l’Acadien Pierre-André Doucet de Moncton a fait sa marque à l’international en tant que pianiste. Du côté de l’écriture, il présente en 2012 Sorta comme si on était déjà là, un recueil de récits amalgamant le français et le chiac, où des hommes se retrouvent à des étapes charnières de leur vie. « Kilométrage », le texte d’ouverture, a mérité à son auteur dans la catégorie jeunesse le prix Antonine-Maillet-Acadie Vie. En 2020 paraît son premier roman, Des dick pics sous les étoiles, dans lequel Marc et Marc-Antoine, après une soirée très agréable, tentent d’entretenir une relation à distance. « L’auteur parvient […] à toucher juste dans sa peinture des incertitudes propres aux relations interpersonnelles », fait valoir Benoit Migneault du magazine Fugues.

 

Photo : © Frank Lopez

Gord Hill
Gord Hill est un Autochtone de la nation kwakwaka’wakw et vit à Vancouver. Fervent militant de la cause des Premières Nations, il participe depuis les années 1990 à plusieurs manifestations en ce sens. À travers ses romans graphiques, il souhaite rendre justice aux premiers peuples en rétablissant la vérité. Pour la première fois, un titre de l’activiste est publié en français; la bande dessinée 500 ans de résistance autochtone, traduite par Marie C Sholl-Dimanche, voit le jour en février 2023. « Cet album […] fait l’effet d’un coup de poing en plein visage et représente, à notre avis, un contrepoids nécessaire à ce que l’on pourrait qualifier d’histoire officielle », peut-on lire dans le journal Le Devoir. En mots et en images, Hill retrace les luttes menées par les Autochtones d’Amérique pour la conservation de leurs territoires et de leurs cultures.

 

Photo : © Mathieu Girard

Lisa L’Heureux
Metteuse en scène et dramaturge née à Ottawa, Lisa L’Heureux passe sa jeunesse en Outaouais. Détentrice d’un baccalauréat en théâtre et d’un autre en histoire, elle complète aussi une maîtrise en théâtre ainsi que diverses formations dans le domaine. Elle crée en 2012 le Théâtre Rouge Écarlate pour lequel elle met en scène quelques pièces, dont deux qu’elle a elle-même écrites, Et si un soir (Prix littéraire Trillium, 2019) et Pour l’hiver (prix Jacques-Poirier Outaouais, 2017). À propos de cette dernière, le jury, qui a consacré l’œuvre de façon unanime, parle d’« un objet littéraire à part entière et [d’]une œuvre d’une étonnante lucidité que côtoie une sensibilité maintenue et fondée sur une originalité poétique ». Toujours dans le milieu des arts de la scène, L’Heureux collabore à l’écriture de collectifs et agit également à titre de conseillère dramaturgique.

 

Photo : © Maxime Côté

Dave Jenniss
Natif de Trois-Pistoles, Dave Jenniss est Malécite (Première Nation Wolastoqiyik Wahsipekuk) par son père et Québécois par sa mère. En 2004, il participe à la formation d’acteurs autochtones de la troupe Ondinnok. Au fil des années suivantes, il joue dans de nombreuses productions théâtrales et se met à la mise en scène et à l’écriture dramaturgique. En 2008, sa première pièce, Wulustek, est créée à la scène. Il s’intéresse aussi à la scène jeunesse et fait paraître en 2022 Toqaq mecimi Puwiht/Delphine rêve toujours, suivi de Mokatek et l’étoile disparue. « Je rêve de transmettre mon amour pour le théâtre et de me faire le porteur d’un devoir de mémoire envers les futures générations à travers les différentes langues qui forgent nos identités », exprime-t-il dans la revue Tic Art Toc. Depuis 2017, il se trouve à la direction artistique du théâtre Ondinnok.

 

Des débuts à aujourd’hui : de Lignes-Signes à Lieux-dits
À l’Université Laurentienne, Sudbury, Ontario, un étudiant du nom de Gaston Tremblay invite quelques amis à un cours d’écriture donné par Fernand Dorais, professeur et jésuite un tantinet iconoclaste. De ces séances naissent des poèmes qui seront rassemblés en un livre collectif. C’est ainsi que le 5 mai 1973, on assiste au lancement de Lignes-Signes et par la même occasion à la naissance des éditions Prise de parole. Les premières années, c’était un travail de survivance. La production se faisait à la machine à écrire chez l’un ou l’autre des membres impliqués dans le projet. En 1978, la maison a enfin sa propre demeure. Ensuite, on connaît l’histoire. Cinquante ans plus tard, à la même enseigne, à l’autre bout du spectre, paraît Lieux-dits, un recueil poétique porté par six femmes, les mots de l’une répondant à ceux des autres. « j’aurai été nous aurons été/au futur simple de l’ouvert/je serai nous serons » Ces strophes disent à la fois les routes foulées par Prise de parole, son présent lumineux et sa continuité annoncée.

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