Les raisons pour lesquelles des auteurs choisissent de glisser sous leur plume une touche de réalisme magique sont nombreuses. Cependant, quatre grands axes se démarquent pour expliquer ce qu’apporte l’utilisation de cette esthétique littéraire, ce qu’elle permet de mettre en lumière, de contourner, de dénoncer. Et, comme vous le constaterez, ces raisons n’ont rien d’anodin et sont loin de découler d’un simple hasard de l’imagination.

1. Réécrire l’Histoire

Le réalisme magique a plus d’une corde à son arc. Ses multiples manifestations dans la littérature contemporaine nous ont prouvé qu’il pouvait s’avérer être une serpillière efficace pour estomper les marques d’une histoire décevante, en ce qu’il permet d’entreprendre une réécriture de l’Histoire officielle sur un mode ludique plutôt que sérieux, imaginaire plutôt que pragmatique, inachevé plutôt qu’absolu. « L’histoire, donc, loin d’avoir une direction ni même d’être une succession linéaire de moments s’appuyant les uns sur les autres et se soudant ainsi à ceux qui les précèdent, est, bien souvent, pour le réalisme magique, éternel retour, réapparition constante du mythe, donnée manipulable », explique Serge Govaert dans un article consacré à la portée sociale du réalisme magique. Le réalisme magique aide, ni plus ni moins, à passer l’éponge sur des événements historiques traumatiques. Aux données de l’Histoire officielle, le réalisme magique préfère les récits informels et marginaux, les légendes, les rumeurs locales, les superstitions, les fantasmes collectifs. Aux vérités établies, il mêle l’étendue des réalités psychologiques et affectives de l’être humain.

 

2. Prendre position politiquement

Il est fréquent de voir les auteurs prendre le détour du réalisme magique pour exprimer leur opinion — souvent négative — par rapport aux politiques qui ont cours. Salman Rushdie, écrivain né à Bombay, mais ayant vécu la majeure partie de sa vie au Royaume-Uni puis à New York, le dit vertement, soutenant que le réalisme magique permet d’exprimer des idées qui ne pourraient l’être à travers des formes littéraires plus établies. On pense concrètement à deux prises de position à peine voilées à l’encontre du gouvernement, retrouvées dans Les enfants de minuit : la personne au pouvoir stérilise de force les « enfants de minuit » (enfants nés dans l’heure précédant minuit et qui ont tous des dons de télépathie) pour ne pas qu’ils se reproduisent et perpétuent leur don. Dans la réalité, le tout réfère à un vaste programme de stérilisation imposée, en Inde, aux pauvres, apprend-on dans La littérature : Les grands concepts expliqués (Marcel Didier). La destruction des ghettos des magiciens, toujours dans ce roman, réfère quant à elle à la destruction de nombreux bidonvilles qui, à la même époque, furent rasés dans plusieurs grandes villes. De plus, selon Rushdie et d’après une entrevue qu’il a accordée à France Culture lors de la sortie du très onirique Deux ans, huit mois, vingt-huit nuits, le réalisme magique permet « d’élargir le débat par rapport à ce qu’on entend dans l’actualité ».

 

3. Participer au mouvement de décolonisation

Le réalisme magique, dès les années 50, s’est imposé dans la critique littéraire en tant que mode d’expression privilégié des littératures postcoloniales. Sa propension politique semblait tenir de l’évidence pour plusieurs experts, dont Alejo Carpentier, Luis Leal et Stephen Slemon. Étant en soi une esthétique littéraire paradoxale, le réalisme magique légitime, selon eux, l’état tout aussi paradoxal des peuples colonisés, c’est-à-dire un état tiraillé d’un côté par une culture indigène et de l’autre, par un système de production capitaliste exigé par un pouvoir colonisateur. Grâce à ses prouesses imaginaires, le réalisme magique représente un acte de résistance dénonçant les rouages de la domination coloniale. Dans ses récits, le mythe négatif imposé par le colonisateur cède le pas à un mythe positif, cette fois-ci proposé et mis en lumière par le colonisé. Le réalisme magique panse ainsi les plaies des sociétés postcoloniales. Il permet aux peuples jetés hors de l’Histoire d’y apparaître à nouveau, selon leurs propres conditions.

 

4. Faire un pied de nez à la pensée cartésienne

Adhérer pleinement à une lecture réaliste magique, c’est refuser, du moins l’instant de quelques pages, de réduire la réalité à une dimension unique, soit celle de la raison. La rationalité, la probabilité, l’intelligence organisatrice, les rapports de cause à effet, la logique : autant de visions contraignantes du monde qui doivent être mises de côté pour que le réalisme magique advienne. Sans la participation du lecteur, l’expérience échoue. Il lui est demandé de voir temporairement au travers d’un prisme kaléidoscopique, de croire à l’infini. En résulte un espace littéraire vaste, sensible et libre, accueillant à bras ouverts les discours de la diversité. Dans cette dynamique, les marges deviennent le centre privilégié et le centre est remisé à la marginalité. Le réalisme magique opère un revirement de situation inattendu. Il fait de la pensée cartésienne, à l’habitude difficilement contournable, une avenue désormais stérile, désavantagée par sa nature univoque. Et quel revirement libérateur cela peut représenter pour nos écrivains!

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