Fascinante et mystérieuse, la nuit, avec ce qu’elle recèle de possibles et d’amalgames, a conduit deux écrivaines ce printemps à s’immiscer dans ses plus profonds arcanes pour en extraire les fibres sensibles, la nature équivoque. Dans ces romans qui parcourent les contrées de la tombée du jour, tout peut advenir, impétuosité et accalmie, crainte et tendresse, et parfois d’un même souffle.

Dans Nue (Poètes de brousse), la narratrice de Salomé Assor expérimente la nuit de bout en bout, souhaitant d’abord y rencontrer la paix, n’y trouvant finalement qu’un vitriolique désabusement. Elle est manifestement en quête de quelque chose, mais elle ne sait pas de quoi au juste. Peut-être d’amour, mais encore là elle en redoute les figures factices. Tout semble la traverser et la laisser à l’abandon; le jour est inhospitalier et s’apparente à une mascarade, la nuit s’avère sans ouverture. Elle est effectivement nue devant le monde fait de quant-à-soi, fragile de toutes ses insuffisances, heurtée par le venin des paroles et des gestes derrière les apparences. « Et dans les yeux, il faut jouer à être heureux. Que les sanglots éclatent de rire, c’est cela la société. L’allure frauduleuse, la compétence du mensonge, voilà le cirque du visage. » Quand vient la nuit, le temps où elle pourrait se reposer des vicissitudes humaines, l’insomnie la contraint à demeurer au milieu du vacuum que représente la somme de ses pensées sans quiétude. Telle une somnambule éveillée, elle décide alors d’aller parcourir les rues de la ville, de prendre de vitesse la nuit furtive et de s’arroger le droit d’être hardie au centre même de cette noirceur qui refuse de la prendre dans ses bras. « La nuit est affranchie de responsabilité, dépossédée de rôles sociaux, elle donne lieu à la solitude, donc à la liberté, explique Salomé Assor. La nuit est aussi un appel à la transgression qui conduirait vers l’avenir. Peut-être faut-il transgresser pour cheminer. La nuit, c’est ce qu’il faut oser. » La narratrice de Nue, téméraire dans l’œil cafardeux du maelström, sort confronter auprès de la cité la vastitude des ombres qui la submergent, espérant y repérer une manière d’enveloppement au point médian du tumulte généralisé.

Fugue au moment de la pénombre
Avec Laurel, la nuit (XYZ), Laurence Pelletier fait entrer son héroïne dans des méandres nocturnes auxquels elle consent afin de fuir Jon, un ex-amoureux qui, pour tenter de la ramener vers lui, la pourchasse de ses questions. Elle se coulera dans les avenues ombreuses, tantôt galvanisée de désir par leur agitation, tantôt suffoquée du mutisme dont elles font également preuve, avalant tout ce qui les entoure. Marcher dans la nuit semble d’abord pour Laurel une manière de trouver une certaine paix. « Ce noctambulisme me procure une satisfaction particulière, la vague impression de pouvoir modifier l’espace en jouant avec le temps; en le repoussant, en le perdant. L’impression de pouvoir moi-même me perdre. » Pour elle aussi, la nuit partage des ressemblances avec un sentiment de souveraineté, et même si son esprit n’en devient pas plus clair, elle éprouve un bien-être évident à arpenter sans but les artères de la métropole. « La nuit est certainement l’occasion d’une liberté, d’une jouissance qui ne se dévoile pas au grand jour, raconte Laurence Pelletier. C’est un espace-temps fantasmatique qui, pour moi, est propice à la hantise, aux fantômes, aux rêves; c’est aussi une sorte d’antichambre de la mort, la mort dont les mystiques disaient qu’elle était une nuit noire. » Laurel sillonne les lieux pour rattraper les souvenirs qui l’ont laissée meurtrie et mutique, les talonnant jusqu’à pouvoir enfin les transcender. Si bien qu’au terme de ses déplacements, l’on assiste à la lucidité du regard et peut supposer qu’une catharsis s’est opérée, qu’une rédemption est peut-être possible.

Tant chez Salomé Assor que chez Laurence Pelletier, la nuit est un territoire favorable au soulèvement des passions qui se dépêtrent des contingences du jour pour faire entendre leurs voix composées de chaudes tessitures. « L’obscurité de la nuit est électrique, conductrice de désir, de mystère, d’avenir, explique l’autrice de Nue. En quittant sa chambre, la narratrice renonce à la maison — l’abri de l’enfance —, devient femme et se livre, chancelante, aux hasards de l’altérité. » En passant le seuil de la porte pour s’engouffrer dans la nuit urbaine, zone intense d’apprentissage, microcosme de la vie adulte où les sens, aiguisés par une version condensée des événements, sont démultipliés, la protagoniste de Salomé Assor cherche à s’émanciper. « Je veux remonter à dieu, quoique dieu n’ait jamais cru en moi. » Elle souhaite retourner aux origines, les siennes, mais à celles encore plus vastes de la naissance de l’univers, afin d’y déceler le sens de la quête qui lui est dévolue en tant qu’humaine. « Est-ce ainsi que le temps passe : enfant, je guettais les avions dans le ciel, aujourd’hui, je guette un langage à la mesure de la vérité. » La vie diurne lui paraît une constante pantomime où la parole authentique est exclue au profit d’un bavardage sourd à toute sincérité. Le personnage de Laurence Pelletier est également pris par le flot ardent d’émotions que charrie la foule nocturne. Menant à des envoûtements saturés de fièvre, l’excitation ambiante trouble l’apparente neutralité de l’héroïne. « Pour moi la nuit est un temps sensuel, chargé sexuellement, même si cette sexualité a à voir avec un non-désir », affirme l’autrice. Car pour Laurel, une impassibilité stoïque gêne l’accès à ses véritables envies et corollairement compromet son souhait de résoudre le litige intérieur qui la taraude. « Quel est ce point aveugle, ce signe muet qui m’empêche d’acquiescer à une vie qui ne serait ni loyale ni dévouée à l’inconnu? », se demande-t-elle. Quelque chose la fixe dans la passivité et l’accule à subir les interrogatoires de Jon, appréhendant ses appels sur le répondeur. Engendré au fil des années par une succession de questions sans réponses, ce sentiment d’être en marge de sa propre histoire la conduit à s’introduire et à se mouvoir dans la vie nocturne qui est le lieu de la dispense. Ainsi, elle n’a pas à rendre des comptes, n’est pas tenue de faire des choix. C’est peut-être grâce à cette absence d’obligations que, contre toute attente, une certaine prise de conscience prendra forme chez Laurel. « Je continue ma déambulation dans la noirceur. Convaincue à présent qu’on ne vit que la nuit. » Elle côtoie dans ses pérégrinations insolites d’autres êtres à la recherche d’une part d’absolu : Andreas, un ancien amant avec qui l’aventure avait coupé court par manque de synchronicité, Margot, une artiste performeuse à l’aura exaltante, Yanis et son besoin de l’état amoureux perpétuel, Jessica et son approche provocatrice de mener la conversation. Parmi les groupes bigarrés que Laurel croise dans les bars, les conversations entendues à l’occasion de soirées entre amis, les éclats de concupiscence entraperçus dans un œil brillant, une idée éclot : « Peut-être que la fatalité se contourne. » En elle viendra à l’impulsion de prendre les devants et de donner rendez-vous à Jon en mettant en œuvre son propre libre arbitre.

Les facettes innombrables de la fin du jour
Alcôve ou guêpier, la nuit se nourrit de ses nombreux paradoxes et promet tout à la fois. Elle amoindrit les contours et tamise la lumière crue du réel. En même temps, elle est un espace de vulnérabilité où les sons se trouvent amplifiés et où les contours peuvent apparaître comme des pièges potentiels. L’entier peut survenir, la fête et l’oubli, les dangers et l’inattendu, la griserie et le chaos. Le personnage de Salomé Assor l’apprendra à ses dépens et verra son rapport à la nuit se métamorphoser. Au départ, sa promenade hors de chez elle dans le but de semer l’insomnie apparaît comme une sorte de délivrance. Elle agit pour se sauver d’un enfermement, elle prend les rênes pour tenter l’impossible. « La porte franchie, je veux disparaître avec la liberté d’un enfant las. Fièvre d’exister ailleurs qu’ici, autrement qu’ainsi. […] [L]orsque la nuit me tombe sur le crâne telle une brique impitoyable, je reconquiers mes pensées rebelles… » Elle retourne au temps de l’enfance, désencombrée des faux-semblants, dispensée des équivoques.

Quand la narratrice fait la rencontre inopinée d’un inconnu sur sa route, les choses se renversent. Devant l’homme qui se révèle être un agresseur, elle fige et est renvoyée de facto dans les serres inquiétantes de la nuit profonde et opaque. « Dormir comme l’espoir qu’il existe une fin », appelle le personnage. La nuit métaphorique, c’est-à-dire celle qui figure les ténèbres et la tourmente, paraît avoir recouvré son âme entière. « L’histoire de Nue tient sur douze heures, et il semble pourtant que la nuit ne s’arrête jamais, malgré l’aurore », précise l’autrice. Pour garder la tête hors de l’eau, la narratrice se sert des mots et essaie de réorganiser le récit, d’intervenir par le discours, de se l’approprier et, grâce à cette prise de contrôle, de s’y voir comme un élément agissant afin de faire contrepoids à sa torpeur accablante. « Le monologue de la narratrice dresse, dans un registre poétique, l’anatomie de l’imaginaire féminin en situation de péril, dit Salomé Assor. Tout est raconté sans être raconté; je voulais faire l’éloge de l’imaginaire. Que la panique se sublime en un long poème. » Si le langage reste un espace d’approximation, sa manifestation témoigne néanmoins d’une tentative de libération. « La suite est inabordable. Je vais donc l’aborder. » La protagoniste de Nue défie l’entendement et utilise la parole pour se « réinventer dans l’idée creuse d’une tendresse ». Elle semble soliloquer, mais elle se confiera au gré de l’écriture à plusieurs interlocuteurs : un cafard, un chameau, son enfant avorté. Si le langage lui permet de survivre, elle n’en éprouve pas moins l’âpreté de son insuffisance et la brutalité de son récit amer. « Depuis la nuit dernière les mots m’écorchent vive », confie-t-elle. De cette façon, elle convoque toutes ces écrivaines qui se sont pensées sur la feuille et qui ont usé de la locution pour nommer ce qui autrement était tu. Mais cela ne se fait pas sans conséquences puisqu’écrire, c’est aussi « comprendre de trop près qu’on va mourir », écrivait Nelly Arcan. C’est ce qui arrive à la narratrice de Salomé Assor, elle se rend compte que l’occurrence du langage, comme son absence, est impossible.

Errances salvatrices
Quant à la protagoniste de Laurel, la nuit, elle en vient à prendre doucement l’ampleur de l’indéterminisme qui l’habite. « Je crois que le thème principal du roman est le malentendu, que va catalyser la rupture avec Jon, et qui va se répercuter sur toutes les rencontres successives que fera Laurel par la suite », soutient Laurence Pelletier. Le personnage, dépourvu d’envies concrètes, badaude d’une situation à une autre sans jamais s’y reconnaître. « Je crois qu’il y a des gens qui cherchent le sens des choses, d’autres qui le trouvent. Je n’ai jamais rien trouvé », admet-elle. En étant continuellement en quête d’une révélation, d’elle-même ou d’un but à atteindre, elle se mure dans une invariable insatisfaction. D’un autre versant, en cessant d’être à la poursuite d’une réalité recevable, elle annihile toute volonté de vivre. « Son scepticisme et son doute la maintiennent dans une impasse: bien qu’il soit juste que la vérité absolue puisse ne pas exister, il faut bien que les mots soient suffisants pour créer du sens, pour que les personnes puissent entrer en relation — ou en sortir », déclare l’autrice. La nuit fera surgir petit à petit l’étincelle nécessaire à Laurel pour laisser tomber les barrières et s’ouvrir aux autres sans se sentir menacée.

Aussi insondable qu’elle puisse être, la nuit représente une passerelle vers le probable et l’impossible, la clef de voûte d’étonnantes métamorphoses. Pour Laurence Pelletier, elle est « le prétexte d’une recherche d’extase », une façon de laisser libre cours à ce qui s’agite en nous, ce qui vibre, tressaille, échoppe et en redemande. « J’ai choisi la nuit pour l’intranquillité, l’inconfort », affirme pour sa part Salomé Assor. Oui, n’est-ce pas là qu’il faut aller, au centre du remous, dans l’œil de la tornade, fréquenter le cœur des choses et se frotter aux aspérités de l’amour dont on ne sait faire d’autre qu’espérer les manifestations?

 

D’autres histoires la nuit

Bonne nuit Tôkyô
Atsuhiro Yoshida (trad. Catherine Ancelot), Éditions Picquier, 230 p., 36,95$
Entrelacées entre elles grâce à un chauffeur de taxi qui crée les liens et trace les ponts entre les personnages, les histoires de ce roman sont habilement menées et construites avec profondeur. On se retrouve à sillonner Tôkyô de nuit, aux côtés de différentes personnes qui ont choisi — ou à qui on a imposé — de rester réveillées sous la lune. Chaque détail insolite — des femmes qui dérobent des nèfles, une accessoiriste dont les missions se poursuivent malgré l’obscurité tombée, un homme qui se dit à la fois détective et acteur, quatre femmes qui s’unissent pour ouvrir une cantine de nuit, etc. — rajoute à l’atmosphère flottant entre réalisme et onirisme… Quoi de plus normal sous les auspices de la nuit?

Tenir jusqu’à l’aube
Carole Fives, Folio, 192 p., 14,50$
La protagoniste mise en scène par Carole Fives est essoufflée. Mère célibataire, sans famille ni réseau, ni voiture, ni soutien, ni argent, elle prend soin sans relâche de son enfant. Pour éviter de craquer, la nuit, lorsque dort le petit, elle sort. D’abord à quelques mètres de chez elle, juste pour tester ses limites. Puis, un peu plus loin, vers le canal… Chaque fois, c’est une bouffée d’air qui lui permet de poursuivre, le lendemain, son éreintante vie. Avec cette histoire qui fait des allusions nombreuses à La chèvre de monsieur Séguin — instillant ainsi l’idée qu’un drame surviendra —, Carole Fives signe un texte fort où la nuit devient, un court moment, salvatrice.

Une nuit particulière
Grégoire Delacourt, Grasset, 194 p., 29,95$
Comme toujours, chez Delacourt, on se surprend de la profondeur, de l’originalité et de l’humanité qui se dégagent de ses histoires. Le doux-amer qu’il met si habilement en scène est de retour dans Une nuit particulière, l’histoire d’une femme qui, le temps d’une nuit, prend la main d’un inconnu pour ne pas sombrer alors que son mari est en train de la quitter. « Les femmes ont des racines dans le cœur des hommes. Les couper, c’est les assécher. » L’amoureuse blessée se laisse porter jusqu’à l’aurore aux côtés d’un énigmatique romantique qui prendra soin d’elle sans toucher son corps. Leur rencontre est d’une fugacité enivrante et leurs échanges, d’une pénétrante sagacité. Jusqu’à ce que l’on comprenne ce qui l’anime, lui aussi…

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