Durant près de cinquante ans (1967-2015), au gré de quatorze romans, Jacques Poulin a creusé en Amérique le lit du fleuve-écrivain.

Il y a la carte. La vieille route de papier, antérieure aux applications mobiles, dont l’origami n’en finit plus de se déplier sur le capot du minivan. Dans Volkswagen blues (1984), l’écrivain Jack Waterman et Pitsémine, sa compagne innue, s’y penchent pour suivre le fleuve jusqu’au cœur de l’Amérique : « [I]l put voir que le tracé remontait le cours du Saint-Laurent, passait par Québec et Montréal, se faufilait entre les Grands Lacs et tournait carrément vers le sud pour descendre le fleuve Mississippi jusqu’à la ville de Saint-Louis. » C’est une carte de quatre siècles, un tracé colonial français : « Je retenais mon souffle et je crois bien que le fleuve, tout à côté de nous, le vieux fleuve qui, pendant trois siècles et demi, avait entendu les confidences de tout un peuple, retenait son souffle lui aussi. » Ne nous laissons pas abuser par le lyrisme : si Waterman caresse « le Grand rêve de l’Amérique » qui a bercé son enfance des années 1940, Pitsémine a tôt fait de lui rappeler les revers du colonialisme : « Je suis du côté de ceux qui se sont fait voler leurs terres et leur façon de vivre. » « On dirait que toute l’Amérique a été construite sur la violence. » Peut-être vient-il de là, le blues du vieux Volks : des eaux troubles d’une carte dessinée par Cartier sur les contours de Magtogoek.

Il y a le chenal. Le chemin à grands remous, qui emporte les rêveurs aux confins de leurs chimères. Entre Poulin et le fleuve, c’est une histoire de dérive. Si le mot, à force de rejaillir d’un roman à l’autre, a suscité tant d’études critiques, c’est qu’il suggère l’indécision créative — la grande obsession poulinienne. Comme l’explique le petit Jimmy dans le roman du même nom (1969) : « Ce qui arrive, dans une histoire, tu commences à raconter ça, tu pars à la dérive comme un radeau sur le fleuve et tu ne sais plus du tout où tu vas te ramasser. » Comment concilier la vie et le fantasme? L’amour et l’écriture? Problème irrésolu, qui garantit les nouveaux romans — tant ceux de Poulin que ceux de ses romanciers fictifs. À la fin de Jimmy, la femme amoureuse et l’écrivain affairé sont tourmentés par de tels vents contraires que le fleuve finit par arracher leur maison de ses pilotis, pour la faire dériver de Cap-Rouge à Berthier :

Le problème c’est de passer le long de l’île Madame, dans le petit chenal qui va de Pointe Saint-Jean jusqu’à Cap-Tourmente, très étroit et peu profond; c’est là que tu peux voir si tu es un vrai pilote ou non. Le pilote n’a pas peur de l’île Madame, mais. Pour être honnête, la vie c’est une drôle d’histoire; tu t’en vas dans une espèce de brume. Ce qu’il faudrait c’est que tu arrives à l’île Madame par temps clair avec le soleil et tout, et tu verrais à bâbord l’île d’Orléans jusqu’à Saint-François, et à tribord la rive sud avec les clochers de Saint-Vallier et de Berthier; tu entrerais dans le petit chenal de l’île Madame comme les pilotes qui ont fait la navigation au long cours et le soleil te donnerait une espèce de bénédiction ou quelque chose.

Plus que seulement relationnel, « le problème » de la dérive accable le personnage de l’écrivain jusque dans un rapport évasif à sa propre pensée, comme s’en désole Jim, le romancier du Vieux Chagrin (1984) : « Je ne suis pas très doué pour l’introspection. Le plus souvent, je glisse à la surface des choses, comme un radeau à la dérive qui ne sait rien de ce qui se passe dans les profondeurs de la mer. »

Il y a l’île. La solitude, ardemment recherchée par un traducteur de bandes dessinées dans l’archipel de l’Isle-aux-Grues (Les grandes marées, 1978). Imitant Toussaint Cartier, l’ermite légendaire de l’île Saint-Barnabé (Rimouski), Teddy Bear habite seul l’île Madame avec son chat Matousalem. Un fusil déchargé sous le bras, il veille sur les battures : « Des sarcelles à ailes bleues, des sarcelles à ailes vertes, des pilets, des morillons à collier, des garrots communs. » (Cette quiétude se trouve toutefois frustrée par le fleuve, dont les « grandes marées […] am[ènent] sur le rivage de l’île toutes sortes de débris et de déchets ».) Chaque nouvelle lune impose à Teddy un visiteur inattendu — Marie, Tête Heureuse, l’Auteur, le professeur Mocassin —, ce qui ne tarde pas à rétrécir la taille de son île. Face à cette robinsonnade inversée, où la « dynamite de groupe » finit par pulvériser la solitude, le fleuve répare son erreur en poussant Teddy vers l’île au Ruau :

En gardant bien la tête dans l’eau, […] il constata qu’il n’avait aucun mal à flotter. Il fut content de voir le soleil se dégager des nuages parce qu’il avait très froid et que son bras était tout engourdi. Le courant de la marée l’entraînait vers le nord. Il vit passer, juste au-dessus de lui, un vol d’oies blanches ou de bernaches qui se dirigeaient au sud en formation triangulaire. Le courant se fit plus rapide et il y eut du vent et de la vague.

Il y a le brouillard. Le mystère du fleuve, qui monte à la tête de l’écrivain, au point de lui faire perdre ses repères. Dans Le vieux Chagrin, l’écrivain Jim aperçoit un voilier, amarré par un tangon à quelques mètres de la grève. Après un été passé à écrire — et à fantasmer sur la propriétaire du bateau, la mystérieuse Marika —, il voit l’embarcation s’éloigner dans le brouillard :

Je venais de tourner la tête, quand je vis brusquement ou je crus voir, à travers une éclaircie du brouillard, le voilier de Marika qui glissait sur l’eau comme un bateau fantôme. […] Je me posai alors une question : si le voilier ne naviguait pas à la voile, il  fallait bien qu’il navigue au moteur, or je n’avais entendu aucun bruit de moteur. Pour quelle raison?  […] Mes efforts n’aboutirent à rien. Et même, ils eurent pour résultat de semer le doute dans mon esprit. Au petit matin, je n’avais pas encore dormi, je me tournais d’un côté et de l’autre et je ne savais plus très bien si j’avais réellement aperçu le voilier de Marika.

Est-ce vraiment la brume qui pénètre l’écrivain, ou les doutes de ce dernier qui effacent le décor? Peu importe : perdu dans le brouillard de son cerveau, le héros devient « de moins en moins lucide », puisqu’« on n’invent[e] rien d’autre, en écrivant, que les images endormies en nous-mêmes ».

Et puis, quand le brouillard daigne enfin se lever, il y a le paysage. Dans La tournée d’automne (1993), où la plume poulinienne dessine les contours du Saint-Laurent par le circuit d’un bibliobus, le fleuve ne cesse de gagner en intimité. Accoudé à la rambarde de la terrasse Dufferin comme à la proue d’un navire, Le Chauffeur présente à sa douce Marie la baie de Beauport :

Sur la vaste baie au milieu de laquelle s’avançait la pointe de l’île d’Orléans avec son pont élégant et fragile, il y avait une petite brume au ras de l’eau.
[…]
– C’est le paysage que j’aime le plus au monde.
Elle fit signe qu’elle comprenait, et elle ajouta :
– Je commence à l’aimer beaucoup, moi aussi.
– Chaque fois que je le revois, dit-il, il y a une phrase qui me revient en mémoire…
– Quelle phrase? demanda-t-elle calmement.
– Une petite phrase de rien. Elle dit : « Je sens les contours de la baie dans mon cœur. » Je ne me souviens pas où j’ai lu ça.
– Ça me plaît bien, dit-elle.

Elle répéta la phrase à voix basse, écoutant la résonance que les mots éveillaient en elle. Pendant qu’ils étaient accoudés au garde-fou, le soleil se coucha derrière eux et ils furent enveloppés par la grande ombre du cap Diamant. Toute la lumière se réfugia sur le fleuve et, avant de disparaître, elle s’attarda à caresser la fine structure du pont.

À force d’enfanter des pays tangibles et évanescents, le Saint-Laurent de Poulin provoque des élans, des doutes, des intuitions, où les personnages de romanciers, dérivant de la rade à l’estuaire, diluent leur vie dans les embruns de l’œuvre à venir. Par ses remous, l’écriture creuse l’argile. C’est le fleuve qui tient le roseau.

Marie-Ève Sévigny 
Romancière et nouvelliste, Marie-Ève Sévigny enseigne la littérature à l’université. Elle mène à l’UQAR un postdoctorat sur l’imaginaire du fleuve dans le roman québécois contemporain.
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