Traduire : « Faire que ce qui était énoncé dans une langue le soit dans une autre, en tendant à l’équivalence sémantique et expressive des deux énoncés. » […] De cette idée […] je retiens pour l’instant celle de « tendre vers » l’équivalence parfaite, tout en sachant qu’elle n’existe pas. Justement, toute la beauté, toute la noblesse de notre travail consiste à la faire surgir. Ma traduction, c’est mon « tendre vers », mon ode amoureuse à l’original. — Lori Saint-Martin, Un bien nécessaire : Éloge de la traduction littéraire (Boréal)

 

Il peut arriver qu’un texte ait beaucoup voyagé avant de nous parvenir, qu’il soit la traduction d’une traduction. Quelles pourraient en être les raisons? Ce processus laisse-t-il des traces? Plusieurs œuvres de la collection « Fictions du Nord », des éditions La Peuplade, ont subi ce truchement. Elles méritent une étude en profondeur.

Par l’entremise de la maison d’édition La Peuplade, le public francophone a la chance de découvrir des auteurs provenant de régions nordiques, notamment l’Islande, la Suède et la Finlande. De cette collection, trois romans en particulier attirent notre attention. Tout d’abord, deux œuvres du Groenland, signées par la prometteuse Niviaq Korneliussen : Homo sapienne (2017) et La vallée des fleurs (2022); et une œuvre des Îles Féroé, Les collectionneurs d’images (2021), de Jóanes Nielsen. Faute d’un nombre suffisamment grand de locuteurs groenlandais et féroïens, le chemin que doivent emprunter ces œuvres pour se rendre jusqu’à nous doit préalablement faire un détour par le danois, langue du dernier peuple à avoir colonisé les pays dont elles sont issues. Ainsi, lorsqu’on s’attarde à la situation politique et culturelle de ces territoires, on constate que leur histoire coloniale a laissé quelques traces dans leurs écrits contemporains.

Un peu d’histoire
Véritable joyau de la flore sauvage, les Îles Féroé sont un archipel de dix-huit îles situées entre l’Islande, la Norvège et le Royaume-Uni. Il faut un œil averti pour les repérer sur une carte du monde. Avant 1814, elles étaient peuplées par les Norvégiens, mais à partir de cette date, elles deviennent une colonie du Danemark. L’enseignement scolaire et les communications officielles s’y font donc en danois. Le ressentiment des Féroïens, de ne pouvoir utiliser leur langue librement, fait monter une ferveur nationaliste. Vers 1876, des chansons sur le paysage et le peuple sont écrites et, en 1890, le premier journal en féroïen voit le jour. Le premier roman en féroïen sera quant à lui publié en 1909. À la suite de la Seconde Guerre mondiale, la loi danoise sur l’autonomie de 1948 donne enfin au féroïen le statut de langue principale, parlée comme écrite (tout en précisant que le danois doit être enseigné avec « soin et prudence »). Cette loi accorde au Parlement féroïen plus d’autonomie sur les affaires intérieures et, depuis, tous les secteurs lui ont été transférés (sauf quelques-uns : la monnaie, la défense et en grande partie la politique extérieure). L’émancipation culturelle et économique semble imminente.

Le Groenland a quant à lui le statut mondial de deuxième plus grande île et du pays le moins densément peuplé. De grands fjords massifs composent le paysage. Grandioses et mystifiants, ils troublent le personnage de La vallée des fleurs. Tout comme les Îles Féroé, le Groenland est depuis 1814 sous le joug colonial du Danemark. Il devient en 1953 une de ses provinces, avant d’obtenir en 1979 une légère autonomie. Jusque dans les années 1970, le danois était la principale langue utilisée à l’école. Ce n’est qu’en 2009 (!) qu’il obtient une autonomie renforcée et que la langue groenlandaise de la côte ouest, le kalaallisut, devient la langue officielle. Le Groenland reste cependant essentiellement bilingue (sont entre autres traduits en danois la presse, les musées, les publications institutionnelles).

Homo sapienne, La vallée des fleurs et Les collectionneurs d’images m’ont fait connaître un pan de l’histoire sociale et littéraire de peuples méconnus. Leur culture, leur folklore et leurs paysages septentrionaux sont différents des nôtres, mais les gens aspirent aux mêmes rêves et subissent les mêmes préjudices imposés par la société. Si vous êtes curieux et désirez voyager, allez lire ces ouvrages. Ils ont été, pour moi, des lectures fascinantes et enlevantes.

La petite histoire derrière Les collectionneurs d’images
Jóanes Nielsen, l’auteur des Collectionneurs d’images, a commencé très jeune à travailler et à occuper des emplois manuels éreintants. À 14 ans, il est pêcheur et plus tard, ouvrier du bâtiment. Une volonté d’écrire sur la société, sur les gens, l’a poussé à composer théâtre, poésie et roman. Il a été actif sur la scène politique de son pays, il contestait l’omniprésence de la religion. Sa capacité à pointer avec sensibilité les mœurs féroïennes est probante. Un extrait de sa poésie : « Il y a des jours où tout ce blanc me tourmente. Le papier à lettres est blanc, les draps sont blancs et certaines personnes que je n’apprécie guère ont un sourire toujours blanc. Je ne sais pas si le bruit a une couleur, mais certaines portes et certains pas sonnent blancs. Les linceuls sont blancs, comme si nous nous entraînions chaque jour à mourir. Le chagrin est blanc. Les pilules et ses maudites colombes sur les tombes aussi. La salle d’opération, la boucherie et la robe de mariée. Quel vacarme, tout ce blanc. La porcelaine s’écrase dans l’âme. Que reste-t-il le lendemain? Il reste ce qui n’existe pas vraiment1. »

Quelques-uns de ses écrits traitent des conditions ouvrières des Féroïens et de la société féroïenne. Les collectionneurs d’images entre dans cette catégorie : il se déroule de 1950 aux environs de 1990, à une époque où les Îles Féroé connaissent de grandes difficultés financières et frôlent la faillite. Lisez en premier lieu la postface de Malan Marnersdóttir2, même s’il vous faudra vous rendre à la fin de l’ouvrage pour le faire. Elle donne de précieuses informations sur le quotidien des Féroïens et elle résume bien l’histoire du pays, ce qui vous permettra de bien saisir les événements bouleversant la vie des personnages. Le roman se concentre sur le parcours de six jeunes garçons qui proviennent de classes sociales différentes : Djalli vit dans une des petites maisons construites dans l’après-guerre, Fríðrikur a vécu dans un orphelinat, Steffan est le plus aisé et Ingimar, Kári et Olaf sont de la classe moyenne. Leur histoire est touchante, car réaliste. Ils passent leur enfance à l’école Saint-François. Une fresque de femmes et d’hommes se déploie dans le roman. Leur existence est troublée par la religion omniprésente et le colonialisme latent. Par exemple, la mère de Djalli a des visions depuis son enfance et est appelée « libre-penseuse » par les autres. Son mari, pentecôtiste, la force à l’exil en Islande. La violence instaurée, transmise par les sœurs, se répand dans la cour d’école. Des années plus tard, Steffan est un des meneurs du mouvement qui conteste le fait que l’examen final se déroule en danois. Olaf, homosexuel, attrape le sida à la suite d’une liaison avec un attaché politique danois. À l’époque, avoir le sida signifiait de devoir s’exiler au Danemark, pour fuir le jugement et obtenir un meilleur traitement médical.

Écrit en féroïen, Les collectionneurs d’images paraît en 2005 sous le titre Glansbílætasamlararnir, avant d’être traduit en danois par Povl Skårup en 2008. En 2021, après seize ans d’existence, le livre voit le jour en français pour la première fois grâce à La Peuplade. Il est alors traduit par Inès Jorgensen, avec une validation linguistique à partir du féroïen par la professeure Malan Marnersdóttir. Jorgensen mentionne ce travail collaboratif dans un entretien à propos du livre : « J’ai eu la chance de pouvoir rencontrer le traducteur danois, de pouvoir échanger avec lui sur ses choix de traduction, et enfin de travailler avec Malan Marnersdóttir pour la retransposition en féroïen de tous les noms, de personnes et de lieux — étant donné que les Danois ont danicisé tous les noms féroïens. Ce travail a donc été un travail très collectif, entre moi, l’auteur (sollicité pour diverses questions), le traducteur danois et la professeure de lettres féroïenne Malan Marnersdóttir. » C’est notamment grâce à ce travail d’équipe qu’Inès Jorgensen a pu éviter les pièges liés à la traduction d’une œuvre traduite : elle devait se méfier de l’interprétation du premier traducteur pour être en mesure de bien faire son travail. Ainsi, elle s’assurait d’éviter tout sentiment de supériorité qui aurait pu s’immiscer dans l’œuvre traduite, puisque la relation entre le peuple danois et celui groenlandais en était, au moment de cette première traduction, teintée.

La majorité du temps, une seule traduction suffit pour qu’un texte soit abouti. Cette autre manière de travailler — traduire à partir d’une traduction — est forcément plus onéreuse. Comme le mentionne le cofondateur de La Peuplade Simon Philippe Turcot, « le projet engendre des coûts avec lesquels la maison d’édition n’a pas à composer habituellement, notamment les voyages, l’achat de droits de traduction et l’embauche d’un traducteur3 ». Aussi, traduire à partir d’un texte déjà traduit ajoute une difficulté, car il faut se méfier des interprétations du premier traducteur. Que ce soit pour les Groenlandais ou les Féroïens, un sentiment de supériorité a longtemps subsisté de la part des Danois par rapport à ces peuples.

L’écrivaine des épines quotidiennes
Niviaq Korneliussen a commencé à écrire très jeune. Elle habitait dans un village reculé au sud du Groenland, dont le village voisin était à trois heures de navigation. Écrire était son échappatoire. Elle signe son premier roman, Homo sapienne, en kalaallisut — la langue officielle du Groenland — en 2014 avec le désir de témoigner du vécu de ses amis, d’exposer une vision de la vie qui n’était jusqu’alors présentée dans aucun autre livre. C’est elle-même qui traduira son propre roman en danois afin d’atteindre un plus large lectorat. En 2017, La Peuplade le traduira, toujours sous la plume de la traductrice Inès Jorgensen, et cette fois avec validation linguistique à partir du groenlandais par Jean-Michel Huctin.

Homo sapienne traite de l’enjeu de la diversité sexuelle, de la volonté de choisir pour soi, d’avoir la force de refuser l’influence sociale qui définit l’identité et ses relations. C’est un roman choral, où chaque chapitre est le porte-voix d’un personnage en quête d’identité. Homo sapienne est un récit qui sort de la représentation caricaturale du passé — la chasse au phoque, les igloos et les traîneaux à chiens sont ici exposés comme éléments de critique. Les personnages ont conscience du regard que portent les autres sur eux en tant que nation. Ils se définissent dans la révolte, créent la modernité.

Son deuxième roman, La vallée des fleurs, est plus dur. Il porte sur le mal-être, la difficulté de trouver sa place. Le personnage principal est une jeune fille sarcastique qui a un humour très noir. Cette dernière se sent exclue de sa famille, surtout de sa mère qui tente à tout prix de bien paraître. Pour continuer ses études d’anthropologie, la narratrice quitte le Groenland pour le Danemark. Elle se sent rejetée par les étudiants danois qui ne connaissent pas son pays et la voient comme le stéréotype qu’ils conçoivent. Son mal-être s’accentue à mesure qu’elle prend du retard dans ses études. Puis, elle doit retourner dans son pays, sa copine est dévastée par le suicide d’un proche. Celle-ci s’évertue à vouloir comprendre pourquoi quelqu’un peut commettre ce geste. Korneliussen réussit à nouveau à faire ressentir une réalité universelle, qui sort des stéréotypes de grandeur accolés au Nord inconnu. À la suite de la sortie de son premier roman, plusieurs jeunes lui ont témoigné leur détresse. Elle nous les fait entendre entre ces pages, ces gens qui crient « au secours », mais qu’on ne fait que chambarder d’un bureau à l’autre. La vallée des fleurs met la lumière sur un côté laid de la société : le dysfonctionnement du système des services de santé. Korneliussen parsème Homo sapienne et La vallée des fleurs de termes anglais et groenlandais, car certains mots dans une langue n’ont pas le même sens, le même poids dans l’autre. En intégrant des termes anglais, elle exprime l’idée d’une génération contemporaine ouverte, qui se détache de celles d’avant.


Cette fois, l’auteure écrit La vallée des fleurs d’abord en danois puis en groenlandais en 2020, sous le titre Naasuliardarpi. En français, il nous est parvenu en 2022, traduit par Inès Jorgensen et sans nécessité de validation linguistique. Il y a une certaine liberté dans le fait de traduire sa propre œuvre. Un texte a son propre univers, la traduction doit « tendre » vers cette essence, essayer le plus possible d’y être fidèle. Traduire les idées d’une œuvre originale est déjà un exploit, mais le faire à partir d’une traduction en est un encore plus colossal. Pour comprendre l’intention et choisir les mots exacts, il n’y a pas mieux que les auteurs eux-mêmes. Sinon, il peut y avoir « l’arrière-pensée » du colonisateur, son jugement imaginé.

La Peuplade nous permet de voyager outre-mer grâce à la collection « Fictions du Nord ». Ces ouvrages m’ont fait connaître des cultures autres que celle au Québec, mais semblables sur certains points, comme le passé religieux et l’imposition de la langue dominante. Par le récit cru du quotidien de six jeunes des Îles Féroé, Nielsen brosse le portrait exceptionnel de six garçons fondés par la société, mais en même temps encastrés par elle. Des personnages qui semblent familiers tant leur parcours parfois cahoteux ressemble à tant d’autres, des personnages toujours guidés par une envie d’enfin définir leur identité. L’écrivaine Niviaq Korneliussen donne également une image on ne peut plus vraisemblable de la jeunesse : parfois déraisonnable, impétueuse, pas forcément porteuse d’une quête transcendante. Des textes qui seraient restés dans l’ombre sans le dur labeur des traducteurs et traductrices qui nous ouvrent sur le monde et nous conquièrent. Comme le signale Lori Saint-Martin dans son tout récent essai Un bien nécessaire : Éloge de la traduction littéraire, cité en incipit : « Les traductrices travaillent contre la perte, contre l’érosion. » Une chose est sûre, il faut aller lire les œuvres publiées et garder un œil sur les prochaines parutions de la collection « Fictions du Nord ».

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1. Traduction libre de l’intervieweuse Catherine Poher, tirée du balado La voix des Danois.
2.
L’entretien complet : https://aireslibres.home.blog/2021/05/15/entretien-avec-ines-jorgensen-traductrice-julien-delorme/
3. Anne-Marie Gravel, « La Peuplade s’offre une nouvelle collection », Journal Le Quotidien, 21 avril 2016.

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