Paroles impudiques

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La pudeur peut sembler une chose vétuste et obsolète dans notre monde émancipé, où chacun étale son jardin intime sans censure. Pourtant, un vent de conformisme semble souffler sur les dévergondages en tous genres et le militantisme bien-pensant, comme si sans l’interdit disparaissait aussi l’obscénité. Quelle joie de croiser des auteurs qui rompent la monotonie des mièvres confidences ou des coups de gueule partagés de tous et aussitôt discrédités, il va sans dire : le plaisir d’entrer dans un monde impudique et sale le temps d’un livre ou deux et de constater que la pudeur existe encore.

L’Italien Ascanio Celestini fait partie de ces auteurs qui s’autorisent toutes les licences en adressant une féroce dénonciation des injustices sociales, hors des sentiers tracés par les bien-pensants. Son roman Lutte des classes vilipende les puissants en offrant un contre-monde parodique et hautement jubilatoire où les moins bien nantis prennent le contrôle. On y découvre des modes d’emploi pour abolir les hiérarchies sociales et mettre à mort le système néolibéral dans une suite baroque d’exposés qui vont du règne tyrannique de la poupée Barbie à une charge contre la télévision, la religion, la consommation : tout y passe.

L’auteur et acteur, figure de proue du théâtre-récit italien, donne la parole à quatre personnages-narrateurs, prolétaires révoltés qui incarnent chacun à sa manière cette « lutte des classes » déclinée sous des formes parfois loufoques, d’autres fois morbides, scatologiques ou sexuelles. Découpé en quatre monologues, le roman entrecroise une multitude de voix, chacun des personnages donnant la parole à d’autres pour former une grande chorale, sorte de symphonie populaire chantée avec le corps, le ventre, les fesses!

L’auteur, grand maître langagier, sait donner vie aux paroles texturées et colorées des personnages farfelus et burlesques. Des prostituées qui finissent brûlées comme des pneus aux employés aliénés d’un centre d’appel comparé à une chaîne de montage, on pourrait croire à un roman triste, mais Celestini possède un humour et un don pour les scènes cocasses qui font de son univers un monde à la fois damné et magique. Le réel déprimant des locataires de l’immeuble en décrépitude cède à un imaginaire des plus fertile et fantaisiste à chaque page, créant un va-et-vient vivant entre le rire et la terreur. Il y a l’histoire du poulet ressuscité, celle du fameux « caca proustien » et celle de ce couple qui se déshabille pour aller au lit, ôtant ses dents, ses cheveux, sa peau, ses os, sa bite et sa chatte! L’auteur se permet des envolées surréalistes tout en restant bien ancré dans une critique sociale visant surtout le conformisme de la consommation et les inégalités humaines, s’amusant à renverser les lois et les rapports de force de la société. À ce monde « où à force de vivre au milieu des poupées factices, tu deviens factice toi aussi », l’auteur oppose une joyeuse expansion vers les histoires libidineuses et la scatologie, rétablissant une hiérarchie naturelle de l’humanité en rendant hommage au corps.

Parmi les lois qui s’affichent sous forme de leitmotiv dans le roman, unifiant la narration éclatée en un discours social commun (référence à la solidarité des classes populaires), on trouve celle qui défend que « c’est toujours mieux si c’est le pauvre qui survit ». Souvent violentes et brutales, les revendications des personnages transforment les discours féministe, populiste ou altermondialiste en projets radicaux et abracadabrants, faisant voir l’absurdité d’un certain militantisme mais, surtout, sortant les questions de société du conformisme dans lequel elles s’engluent trop souvent. Pour régler l’inégalité entre les sexes, un personnage propose carrément que « les hommes naissent sans bite », ou du moins, que ces bites soient accompagnées d’une « date de péremption comme le lait ». Il y a aussi cette fille frustrée de n’avoir pas pu faire curé qui déclare que c’est le « bout de viande qu’il a entre les jambes qui lui permet de parler devant tout le monde à l’église. »

Celestini rend au mot « vulgaire » son premier sens. Du latin « vulgus », signifiant « le commun des hommes », le vulgaire renvoie l’homme à ce qu’il a de plus bas, grossier et trivial, le rendant ainsi égal à son prochain. À l’instar du carnaval de Rabelais, la Lutte des classes de Celestini lève le voile de la pudeur qui cache les hommes derrière leurs fonctions et leurs classes sociales. Il les déshabille pour mieux les raconter, car « l’homme est aussi ce qu’il chie », écrit-il.

Voyage en intimité
Dans un tout autre registre mais un même élan impudique, Catherine Millet, auteure de La vie sexuelle de Catherine M. et de l’extraordinaire Jour de souffrance, se met encore une fois à nu dans un récit de son enfance en apparence inoffensif, mais qui se révèle troublant de vérité et de franchise.

De manière presque systématique, avec une langue chirurgicale et un souci obsessionnel du détail, l’auteure raconte sa genèse en analysant chacun des éléments de la construction de son identité à partir de ses souvenirs de jeunesse. On y découvre une enfant lucide, sérieuse et nourrie d’un imaginaire fertile, qui rêve de devenir écrivaine. Le milieu familial est dur, avec des parents qui se détestent et se violentent dans un espace réduit, mais la jeune fille en tire avantage, se sentant « originale » grâce à ce foyer hors-norme qui nourrit sa fable familiale.

Le récit pourrait être banal et ennuyant, surtout si on n’aime pas les œuvres autobiographiques et personnelles, car il s’agit bien d’un documentaire sur la vie intime d’une Française née en 1948 en banlieue de Paris, or l’exercice dépasse la simple confidence et s’avère d’un intérêt grandissant à mesure qu’on avance dans la lecture. Millet plonge très loin dans la fouille de son enfance, scrutant chaque souvenir, analysant chaque impression, jusqu’aux peurs et aux fantasmes les plus enfouis et secrets, ouvrant les profondeurs de son monde intime sans aucune censure. Elle décrit la douleur associée aux règles, ses premières masturbations, mais aussi les prières énoncées pour que ses parents se réconcilient avec une sincérité bouleversante. L’acuité et la clairvoyance avec lesquelles elle explique son roman familial ont pour effet de plonger le lecteur dans sa propre histoire, sa propre intimité.

En ce sens, Une enfance de rêve m’a rappelé Proust. Millet a aussi un sens aiguisé de la description presque clinique de chaque élément du décor intérieur et extérieur et une fine analyse psychologique, mais c’est surtout l’effet que cet exercice de remémoration a eu sur moi qui m’a ramenée à La Recherche. Le livre a déclenché un mouvement similaire à celui entrepris par l’auteure, me faisant fouiller moi-même dans mes souvenirs pour essayer de retrouver ma première ambition, mon premier désir, ces peurs qui « circonscrivent l’espace habité par l’enfant », la première prise de conscience de la solitude, de la sexualité. La franchise et la précision avec laquelle Millet se dévoile ont pour effet de nous renvoyer à notre propre nudité, de nous déshabiller nous aussi, lecteurs pénétrés par sa plume acérée, de la même manière que Proust, en se livrant tout entier, rejoint le lecteur intimement. Voilà un vrai exercice impudique tout en subtilité et en intelligence!

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