Le Québec a la tête dans les bulles

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Ces dernières années, la production de bandes dessinées québécoises a tout simplement explosé, alors que se sont multipliées les maisons d’édition et les librairies spécialisées. La BD aux accents bleu et blanc respire aujourd’hui à pleins poumons, et force est d’admettre qu’elle fait finalement ses preuves sur un marché qu’on a longtemps cru perdu d’avance. Coup d’œil sur ce petit miracle dessiné.

Le portrait n’a pas toujours été rose pour les bédéistes de la Belle Province. Il serait néanmoins trop long (et, avouons-le, fastidieux) de retracer en ces lignes l’histoire complète de la bande dessinée québécoise, de ses débuts dans le journal La Patrie en 1904, en passant par l’époque du Bulletin des agriculteurs, pour en arriver à cette nouvelle vague qu’on observe depuis une vingtaine d’années. Le constat n’en demeure pas moins le suivant : ce qui n’était encore que les prémices d’un 9e art québécois, il y a quelques décennies, est devenu à partir de la fin des années 90 un mouvement affirmé et diversifié, autour duquel tous les espoirs sont aujourd’hui permis.

Les années 90 : là où tout se dessine
La mort de la revue Croc, en 1995, ébranle le milieu de la bande dessinée québécoise, et pour cause : le mensuel satirique aura donné une tribune aux bédéistes d’ici pendant plus de quinze ans, publiant en ses pages des personnages aussi marquants que Jérôme Bigras de Jean-Paul Eid, Red Ketchup de Godbout et Fournier, Sombre vilain de Jacques Hurtubise, sans oublier Hi-Ha Tremblay de Serge Gaboury. Pourtant, alors que le magazine fonce droit vers un précipice, le monde de la BD continue de bourdonner au pays d’Onésime, et de nouveaux joueurs se mettent tranquillement en marche.

Mira Falardeau, l’auteure de Histoire de la bande dessinée au Québec (VLB), fonde les éditions Falardeau en 1993 et commence à y publier la série des « Baptiste », d’André-Philippe Côté. À la même époque, les éditions Mille-Îles (qui publient entre autres les séries « Gargouille » de Tristan Demers et « Bibop » de Raymond Parent) sont rachetées par Les 400 coups. L’entreprise réussit ainsi à rapatrier les fonds de plusieurs petites maisons d’édition vouées à disparaître et devient tranquillement l’une des plus importantes maisons d’édition de bande dessinée québécoise. Les éditions Falardeau rendent quant à elles les armes en 1998.

L’audace porte ses fruits
Les éditions La Pastèque entrent dans la danse l’été de cette même année. « C’est en écoutant une table ronde sur la bande dessinée québécoise au Salon du livre de Montréal, en novembre 1997, que l’idée de fonder une maison d’édition nous est venue. Ce jour-là, nous avions eu droit au sempiternel constat pessimiste. Nous avons eu alors envie de brasser la cage et d’insuffler un peu d’optimisme à cette morosité ambiante », peut-on lire sur le site Internet de l’éditeur qui est devenu aujourd’hui le porte-étendard de la BD québécoise, ici comme à l’étranger.

La Pastèque a néanmoins dû surmonter plusieurs obstacles avant de devenir la solide maison d’édition qu’on connaît. « Après un début canon avec le premier collectif Spoutnik et la distribution en Europe, la deuxième et la troisième année ont été difficiles, surtout par rapport à la distribution des ouvrages », explique Frédéric Gauthier, l’un de deux fondateurs. Lui et Martin Brault auront mis environ quatre ans à établir une distribution efficace de leurs titres. « Au tournant de la quatrième année, tout s’est mis à aller beaucoup mieux, raconte M. Gauthier. Évidemment, ce qui a aidé grandement, c’est le début des succès de Michel Rabagliati, à partir de Paul a un travail d’été. Tranquillement, les portes médiatiques se sont ouvertes et la structure s’est professionnalisée. »

Frédéric Gauthier confirme que la BD québécoise est aujourd’hui solidement ancrée : « Depuis nos débuts, il y a quinze ans maintenant, la situation n’a cessé de s’améliorer. Il reste encore beaucoup de travail, mais la situation est très positive, contrairement, par exemple, en France, où le milieu est en crise à cause de la surproduction et la morosité dans le milieu du livre. Ici, on sent un appui indéfectible de notre réseau de librairies. »

Génie mécanique
Deux ans après la création de La Pastèque, soit en 2000, un autre joueur important entre en scène : Jimmy Beaulieu. Ce dernier décide de fonder Mécanique générale (MG), après qu’on ait refusé de publier tel quel son projet Quelques pelures à La Pastèque. Ce qui ne devait être à la base qu’une structure d’autoédition s’est transformé en l’espace de quelques mois en véritable maison d’édition de bande dessinée, lorsque se sont joints à l’entreprise Leif Tande, Sébastien Trahan, Benoît Joly, Luc Giard et Philippe Girard, formant ainsi « L’écurie Mécanique générale ».

Les publications de MG se démarquent tout de suite par leur volonté de contourner l’esthétisme léché courant. Les six auteurs cherchent, pour reprendre leurs dires, « à minimiser le côté laborieux de la conception d’une bande dessinée pour favoriser la proximité entre leur propos et le lecteur ». En 2002, Les 400 coups proposent au fondateur de MG de rejoindre les rangs de l’entreprise. Jimmy Beaulieu y pilote la collection « Mécanique générale » jusqu’en 2009, année où il se retire pour se consacrer à la création.

Au tournant du nouveau millénaire, la petite maison L’Oie de Cravan, qui se consacrait jusque-là surtout à la poésie, commence également à publier de la bande dessinée. Parmi les quelques auteurs graphiques de la maison, on retrouve Julie Doucet et Simon Bossé, qui ont rapidement charmé les libraires d’ici.

Front chaud venu d’Europe
La popularité grandissante de la bande dessinée québécoise trouve des échos jusqu’en Europe, car, en 2007, le géant français Glénat décide d’investir le marché avec une division 100% fleurdelisée. Glénat Québec a cependant une ligne éditoriale très différente de La Pastèque et de Mécanique générale. La filière dirigée par Christian Chevrier entend conserver l’esprit franco-belge de la maison-mère. Les albums cartonnés en couleur sont donc à l’honneur.

Glénat Québec fait son entrée en lançant un concours, qui a lieu chaque année depuis, pour lequel les bédéistes québécois sont invités à soumettre une courte histoire autour d’un thème imposé. L’initiative permet de donner une belle visibilité à des bédéistes comme François Lapierre et Zviane, pour ne nommer que ceux-là.

Un an plus tard, c’est au tour de la publication collective Le Front, créée par le collectif Front froid, de faire son apparition en librairie, avec un mot d’ordre différent. « La mission de Front froid est de faire la promotion, mais pas à n’importe quel prix, d’une certaine BD québécoise émergente », lit-on sur le site de l’organisme, fondé par Gautier Langevin et Olivier Carpentier.

« À l’époque, nous cherchions un éditeur pour un projet de bande dessinée de science-fiction, et nous avons rapidement réalisé qu’à part Les 400 coups, il n’y avait pas d’éditeur qui en publiait au Québec. Nous avons donc lancé un site web où nous pouvions échanger sur notre travail avec d’autres créateurs, et nous avons rapidement constaté qu’il y avait assez de talent pour publier un collectif », raconte M. Langevin. « En avril 2008, nous avons publié le premier numéro du Front en compagnie des artistes Jeik Dion, Fred Jourdain, Olivier Carpentier, Félix Laflamme et Michel Falardeau. C’est d’ailleurs très encourageant de voir que tous ces artistes sont encore très actifs dans le milieu. »

En 2012, la maison d’édition Front froid publie La petite révolution de Boum et Émeute à Golden Gate de Jeik Dion, débordant pour la première fois du seul collectif annuel. Si M. Langevin avoue que Front froid s’agrandit tranquillement et qu’il espère publier, à terme, quatre titres par année, il précise : « Nous ne prendrons jamais une grande place sur le marché en termes de volume, car nous voulons prendre le temps de promouvoir chaque titre à sa juste valeur. »

La relève se consolide
Front froid n’est pas seul à s’être lancé dans l’édition d’albums ces dernières années. En 2010, Pow Pow fait une entrée remarquée avec Yves le roi de la cruise de Luc Bossé et Alexandre Simard et Apnée de Zviane, qui se retrouve d’ailleurs en nomination aux Joe Shuster Awards pour sa couverture exceptionnelle. Depuis sa création, la maison d’édition pilotée par Luc Bossé maintient une production annuelle régulière et plusieurs auteurs ont joint ses rangs comme Francis Desharnais avec sa série « Motel Galactic », dont le troisième tome paraît ce printemps.

« J’ai lancé cette maison d’édition parce que le graphiste en moi voulait faire des livres. Après quelques projets d’autoédition, avoir ma propre maison d’édition me semblait une suite logique. En tant que lecteur, je trouvais aussi que l’offre de bandes dessinées québécoises était plus faible que la demande. Je trouvais donc que le moment était bien choisi », raconte M. Bossé.

C’est également en 2010 que La mauvaise tête est officiellement fondée, bien qu’il faille attendre 2012 pour voir en librairie les premiers titres de la maison : La muse récursive de David Turgeon et Du chez-soi d’Ariane Dénommé. Dirigée par deux anciens de Mécanique générale, Sébastien Trahan et Vincent Giard, l’entreprise travaille dans le même esprit que la maison fondée par Jimmy Beaulieu; propos qui prédomine sur le dessin et trame narrative audacieuse semblent au cœur de sa ligne éditoriale.

Parallèlement à la naissance de ces nouvelles maisons d’édition vouées corps et âme à la production de bande dessinée, il ne faut pas oublier de mentionner que plusieurs éditeurs québécois « généraux » font le pari de publier de la BD depuis quelques années. Les deux tomes de « Jeunauteur » (Québec Amérique), Le dragon bleu (Alto), Hop! (Michel Quintin) et Le fantôme d’Anya (La courte échelle) ne sont que quelques exemples parmi une vague déferlante de titres. L’éditeur jeunesse Boomerang publie aussi régulièrement de la bande dessinée. C’est d’ailleurs ce dernier qui parraine depuis 2007 les nouveaux « Gargouille » et on lui doit également les rééditions de la série « Bibop ».

Encore quelques enjambées à faire
Loin d’inquiéter les éditeurs précédemment établis, l’arrivée de ces nouveaux joueurs est une preuve du dynamisme de la bande dessinée québécoise. « Il y a une relève éditoriale qui met en évidence les nouveaux talents. Cela démontre la vitalité du milieu et une belle émulation également », soutient Frédéric Gauthier, de La Pastèque. Même son de cloche du côté des 400 coups : « Le fait qu’il y ait de plus en plus de maisons d’édition est plus encourageant qu’inquiétant », lance Renaud Plante, l’éditeur BD de la maison.

Tout n’est pas non plus totalement rose. Les éditeurs s’entendent tous pour dire qu’il est encore difficile, sinon impossible, de vivre de la BD au Québec pour la majorité des auteurs. « Malgré la grande vitalité du milieu, cela reste petit comme marché, et ce, même en s’appuyant sur la France. Et que dire des financements à la création qui sont très limités et rendent le fait de vivre de la BD pratiquement illusoire? Tout ça n’est pas impossible : Michel Rabagliati le démontre clairement, mais encore là, il s’agit d’un succès littéraire qui déborde des lectorats habituels de la BD, ce qui est nécessaire pour en vivre au Québec », croit M. Gauthier.

M. Langevin, de Front froid, tient des propos similaires : « Un travail de sensibilisation auprès des instances gouvernementales qui financent la création reste encore à faire. Bien que certaines améliorations aient été apportées récemment aux programmes de bourses, nous constatons que leurs structures sont encore peu adaptées à la réalité des créateurs de bandes dessinées. Pour le Conseil des arts du Canada, nous faisons de la littérature, et pour le Conseil des arts et des lettres du Québec, nous faisons des arts visuels. La ligne d’arrivée est proche, mais il reste encore quelques enjambées à faire! »

Luc Bossé semble plus catégorique : « Je ne crois pas la bande dessinée québécoise soit encore solidement ancrée. Selon moi, c’est un milieu difficile et précaire. Certaines maisons d’édition, dont la nôtre, sont de jeunes et petites structures. Les tirages sont très petits et c’est difficile de pouvoir construire avec une vision à long terme. Les prochaines années seront probablement déterminantes pour la plupart d’entre elles, incluant Pow Pow. » Il ajoute cependant que « même s’il faut rester réaliste, une chose est certaine, il y a une excellente énergie présentement et ça travaille très fort. »

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