Il y a quarante ans paraissait au Japon Shuna no Tabi, un livre signé Hayao Miyazaki. De vastes aquarelles aux paysages amples, des personnages forts et nuancés, de grandes questions existentielles et une touche de fantastique : voilà qui posait les jalons d’un style qui jamais plus ne quittera le cinéaste d’animation mondialement reconnu, cocréateur du Studio Ghibli. En 2023, soit précisément quatre décennies après sa parution en langue japonaise, ce sont les éditions Sarbacane qui rendent ce chef-d’œuvre enfin disponible pour le public francophone. C’est sous le titre Le voyage de Shuna qu’elles ont ainsi mis sous presse leur plus gros tirage jamais réalisé : 100 000 exemplaires.

Au Japon, le livre Shuna no Tabi est bien connu des amateurs du réalisateur oscarisé du Voyage de Chihiro : depuis sa parution en 1983, cet ouvrage fut maintes fois réédité et ce sont plus d’un million d’exemplaires qui furent vendus. Inspiré d’un conte folklorique tibétain, cet emonogatari (roman où l’image prime largement sur le texte) a été écrit durant la même période où Miyazaki signait, en mode sériel, Nausicaä de la Vallée du vent. L’histoire, qui s’éloigne des codes du manga et qu’on trouvera en librairie dans le rayon des romans graphiques, raconte l’odyssée d’un jeune prince prêt à tout pour sauver son peuple de la famine. Alors qu’un lointain voyageur s’écroule dans le modeste village de Shuna, il dévoile au prince l’existence de ces céréales particulières qui, contrairement aux graines courantes, ne sont pas stériles, mais bien « vivantes ».

Des graines comme espoir, donc. Le vaillant Shuna parcourra, sur son yakkuru (sorte d’élan domestiqué qu’on retrouve aussi dans Princesse Mononoké), le désert et les grandes étendues de terre asiatiques. Il croisera notamment d’horribles marchands d’esclaves au détour d’une ville comme il n’en avait jamais vu jusqu’alors. Il en délivrera deux jeunes sœurs avant de continuer sa route sur une île dont la luxuriante forêt est peuplée de nombreuses créatures, toutes sans danger — du moins jusqu’à ce qu’il découvre les gigantesques et étranges êtres divins… Victime d’une malédiction, Shuna ne pourra continuer sa quête sans l’aide de la courageuse Théa — l’aînée délivrée de son destin d’esclave — qui affrontera, pour lui et avec lui, le dur labeur de la terre. Comme dans toutes les histoires de Miyazaki, ce personnage féminin en est un fort, combatif, et ses actions ont un impact central sur le déroulement de la quête.

Dans cette histoire qui aborde durement les questions — malheureusement toujours actuelles — de la mainmise d’une élite sur les ressources nourricières et des sociétés qui exploitent les plus démunis, on retrouve le terreau fertile de nombreuses idées, thématiques et esthétismes qui seront ensuite exploités dans les films de l’auteur, principalement dans Nausicaä et Princesse Mononoké, mais également dans celui réalisé par son fils, Gorō, Les contes de Terremer. On lit ce livre avec une émotion à peine contenue : toute la force narrative du maître est présente dans ces quelque deux cents aquarelles qui endossent déjà toute la magie qui habitera ensuite ses autres œuvres.

La part d’ambiguïté
Par échange de courriels, on discute avec Alex Dudok de Wit, le préfacier et traducteur de la version américaine. Il aborde la place de l’ambiguïté chez le mangaka, le fait que Miyazaki ne cherche pas à tout expliquer dans ses œuvres (contrairement à ce qui se fait chez Pixar, nous exprime-t-il pour comparer, sans jugement).

« Chez Miyazaki, certains thèmes et motifs se répètent d’un film à l’autre, certes, mais il se permet aussi de jouer avec des personnages, images et incidents dont la signification au sein du récit n’est pas forcément évidente. C’est le cas dans ses films plus récents, mais aussi dans Shuna. Le lecteur se posera peut-être des questions : pourquoi la mer disparaît-elle? D’où vient ce commerce d’esclaves? Au fond, qui sont ces êtres divins? » Dudok de Wit émet l’hypothèse que ce qu’on retrouve ici dans un récit assez elliptique aurait peut-être été davantage développé si, comme Miyazaki le souhaitait au départ, ce projet en avait été un de film et non de livre. « Mais cette ambiguïté fait aussi partie de son monde. C’est voulu. Ça ne veut pas dire que ses films, ses livres, manquent de sens. Au contraire. Pour moi, cet auteur est intimement en contact avec son inconscient : souvent, le sens des éléments dans ses œuvres est de l’ordre du symbolique plutôt que de la logique. On ne sait pas pourquoi la mer disparaît, mais l’apaisement d’une mer orageuse porte un sens intuitif pour nous, même si ce sens n’est pas clair et net. Miyazaki nous laisse interpréter ces éléments ambigus à notre façon; il nous fait confiance. »

Une œuvre contemporaine
Frédéric Lavabre, éditeur et fondateur des éditions Sarbacane, souligne la richesse de cette œuvre visionnaire : « Le voyage de Shuna est un ovni dans notre catalogue, mais ce n’est pas juste une curiosité. C’est d’abord un très bon livre de Miyazaki. On retrouve — et c’est ça qui est exceptionnel dans cette œuvre écrite il y a quarante ans — tout ce qui intéresse et touche la jeune génération : la question de l’écologie, du rapport à la terre et aux puissants, de la guerre… C’est étonnant de voir combien ce livre est contemporain, surtout sur le plan des questions environnementales. Les grands auteurs sont comme de grands visionnaires : Miyazaki a embrassé ces grandes questions avant tout le monde. C’est un artiste sincère dans sa démarche. Universel. »

Pour plusieurs non-initiés à la langue japonaise, ce livre demeurait cependant un mystère malgré sa grande qualité, autant sur le plan de l’histoire que sur le plan graphique. Il faudra attendre l’arrivée d’Alex Dudok de Wit, amateur du Studio Ghibli et passionné de l’œuvre du maître, pour que les choses changent. C’est lors d’une exposition sur les mangas, au British Museum de Londres, qu’il fait la découverte de ce titre : entre quelques BD disposées dans une bibliothèque mise à la disposition des visiteurs, il met la main sur Shuna no Tabi. Révélation. Celui qui a vécu au Japon et qui en parle la langue travaillait alors sur un livre portant sur une production du Studio Ghibli lorsqu’il a saisi l’occasion d’avoir en main quelques contacts pour leur proposer de traduire cette œuvre de jeunesse de Miyazaki et de lui trouver un éditeur. À sa grande surprise, la réponse reçue est positive. C’est ainsi que, grâce à l’entremise d’un agent littéraire, Sylvain Coissard, cette œuvre a vu le jour en 2022 sous le titre The Shuna’s Journey, chez l’éditeur new-yorkais First Second Books, accompagnée d’une pertinente postface du traducteur — qu’on retrouve d’ailleurs dans l’édition chez Sarbacane. Le succès de The Shuna’s Journey est incontestable : il a même remporté un prestigieux Eisner Award pour la meilleure édition américaine d’une œuvre internationale (Asie). « Ce prix prouve, soutient Frédéric Lavabre, qu’il s’agit d’un bon livre avec une très bonne histoire, et que le succès repose sur la qualité de l’œuvre et non pas sur la seule popularité de son auteur. »

Extrait tiré du Voyage de Shuna de Hayao Miyazaki : © pour l’édition française Éditions Sarbacane, 2023, © 1983 Studio Ghibli

Faites vos offres!
Mais s’il y a un autre pays où Miyazaki est adulé, c’est bien en France, et ce, encore plus qu’aux États-Unis! Ainsi, ce livre devait voir le jour dans la langue de Molière. C’est sous la forme d’un appel d’offres demandant aux éditeurs francophones intéressés à la publication de se faire valoir que Ghibli a orchestré le tout. Et, bien entendu, ils furent très nombreux à se manifester.

Aux éditions Sarbacane, maison de bonne réputation et de taille relativement modeste qui s’apprêtait à célébrer ses vingt ans d’existence, ils ont misé sur leur expertise et le soin qu’ils apportent aux livres pour se démarquer, le tout rassemblé dans une quinzaine de pages regroupées dans un document PDF présentant leur maison, motivations et valeurs de création. « C’était totalement à l’aveugle, car il n’y avait pas de questionnaire à remplir, aucune directive. On a expliqué que nous étions une maison indépendante, mais que nous avions la capacité d’accueillir quelqu’un d’aussi grand que Miyazaki, d’accompagner commercialement la sortie. Il y avait aussi une dimension financière, car si on dit vouloir produire 100 000 exemplaires, il faut être en mesure de les faire! »

Environ un mois plus tard, Sarbacane apprenait que le prestigieux studio leur accordait les droits. Un honneur savouré avec autant de modestie que de bonheur. « Ils nous ont dit nous avoir choisis en raison de la qualité de nos livres, du fait que nous sommes une maison à la fois en BD et en jeunesse [Miyazaki soutient que c’est un roman illustré et non un manga] et parce que nous partagions des valeurs, dans nos publications, qui leur sont chères telles que le droit à la différence, le rapport aux puissants et les questions d’écologie. »

La décision est dès lors prise de lancer ce livre traduit par Léopold Dahan en novembre 2023, soit juste avant les fêtes. Mais voilà que le hasard fait bien les choses: la sortie du plus récent film du réalisateur, Le garçon et le héron — attendu impatiemment depuis Le vent se lève en 2013 —, est annoncée pour janvier 2023, reportée à mai pour Cannes puis encore à la rentrée en septembre, pour finalement prendre l’affiche en France… le jour même de la sortie du livre! Au Québec également, la sortie du livre coïncide avec celle du film. « La difficulté, nuance monsieur Lavabre, qui souligne toutefois l’effet positif d’une telle conjoncture, est de faire savoir que ce sont deux œuvres complètement différentes, que le film n’est pas l’adaptation du livre. » Mais ça, les véritables fans le savent depuis longtemps!

La responsabilité de porter un Miyazaki
L’objet-livre que Sarbacane propose en est un réalisé avec soin, à la hauteur du mandat. L’éditeur nous parle avec passion du choix des différents éléments de production : un papier plus blanc que la version américaine — un précieux Munken d’origine suédoise qui absorbe juste comme il faut les aquarelles et au rendu mat —, une couverture rigide au dos arrondi agrémenté d’un pelliculage brillant pour la typographie, un format plus grand qu’un manga traditionnel, un tranchefile dont les couleurs des fils qui le relient sont choisies avec soin, bref, des détails qui font en sorte qu’une fois le livre en main, on en mesure la préciosité. Deux jours durant, l’équipe de Sarbacane s’est rendue chez l’imprimeur pour s’assurer que les couleurs sortent adéquatement : un défi, car elle n’avait pas en main les originaux datant de 1983 pour comparer, mais seulement une version en format de poche d’une réédition japonaise, sur papier glacé.

Au fil des mois, entre la réception de l’accord de Ghibli et la sortie du livre, l’éditeur commence à ressentir une responsabilité devant une telle publication. Plus il en parle autour de lui, plus il réalise la notoriété de Miyazaki, mais surtout l’unanimité face à cet artiste : « Très peu d’auteurs contemporains peuvent toucher des gens de 10 ans à 80 ans, des intellectuels ou des non-intellectuels, des gens de différents milieux sociaux. Chacun ressent la démarche hyper sincère derrière cet auteur qui, en plus, propose une œuvre majestueuse visuellement. » Une œuvre, aboutie, qu’on aura attendue quarante ans.

Extrait tiré du Voyage de Shuna de Hayao Miyazaki : © pour l’édition française Éditions Sarbacane, 2023, © 1983 Studio Ghibli

 

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1. Information tirée du balado Ghibliotheque, épisode du 4 novembre 2022 intitulé Alex Dudok de Wit on Translating Shuna’s Journey

Illustration tirée du Voyage de Shuna de Hayao Miyazaki : © pour l’édition française Éditions Sarbacane, 2023, © 1983 Studio Ghibli

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