Quiconque a déjà visité un salon du livre a sans doute vu la nuée d’enthousiastes sortant des autobus jaunes et se massant autour des kiosques consacrés aux mangas. Le monde de la BD se transforme avec la montée en force de ce genre, à tel point qu’on voit apparaître les premières créations 100% québécoises, avec la série d’aventure Les Élus Eljun aux Éditions Michel Quintin.

C’est lors d’un salon du livre en 2021 qu’un éditeur de chez Michel Quintin remarque tous ces jeunes qui s’agglutinent autour des kiosques voisins, dédiés au manga. Cet éditeur, spécialisé en littérature jeunesse, constate alors que le public est très intéressé par ces bandes dessinées en noir et blanc. Pourquoi ne pas essayer? De plus, il avait deux atouts dans sa manche : le scénariste Jean-François Laliberté et le dessinateur Sacha Lefebvre, tous deux déjà collaborateurs pour la BD U-Merlin publiée à son enseigne. Un soir lors de ce salon, autour d’un repas, Michel Quintin leur a donc demandé s’ils avaient déjà pensé faire un manga.

« Quand Michel a dit ça, j’ai pensé qu’il avait sûrement vu mon Instagram… Mais non, c’était juste un adon! Les astres ne pouvaient pas être mieux alignés, parce que ça faisait un an que je pratiquais! Pendant la pandémie, j’ai cherché mon style artistique… Alors j’ai plongé dans l’animé et le manga, délaissés depuis l’adolescence. J’ai beaucoup exploré comment ils font les visages, les yeux, l’expression, c’était un pur passe-temps à ce moment-là », raconte Sacha Lefebvre. La recherche entamée pendant la pandémie allait donc servir pour ce nouveau projet.

Pour Jean-François Laliberté, les idées se sont mises à affluer dès la question de l’éditeur énoncée : « Voulez-vous quelque chose comme Naruto, ou Class Assassination? » Ce qui était important pour eux, c’était de créer un nouvel univers : « Dans U-Merlin, on s’inspire des légendes arthuriennes avec des robots qui défendent la Terre, à la Evangelion et Gundam. Sacha et moi, on crée facilement des univers ensemble. Avec la mythologie nordique, j’avais plein d’idées, déjà des pouvoirs à explorer », poursuit Jean-François. C’est ainsi que se sont faits les premiers pas de cette série où Revner, choisi par l’arbre de la vie, a tout oublié de ses combats passés. Lorsque le village où il est devenu berger est menacé par les forces du néant, la guerrière Ulfa le rejoint pour qu’il réapprivoise sa puissance et retrouve son rôle d’élu.

Bouillonnement du monde manga
En 2022, la part de marché du manga au Québec représentait 3% des ventes des librairies indépendantes. Si on compare avec 2020, les mangas ne représentaient alors que 1,4%… En deux ans, la part de marché a donc doublé.

Le succès du manga est une réalité relativement nouvelle au Québec, mais le mouvement est commencé en France depuis longtemps. Outre-Atlantique, les ventes ont doublé depuis 10 ans, ce qui signifie qu’en 2022, 14% de toutes les ventes de livres étaient des mangas, selon les chiffres présentés en conférence par le Festival d’Angoulême, qui célèbre la BD sous toutes ses formes (GFK, 2023).

On n’en est pas encore là, mais l’effervescence est bien présente au Québec. On trouve maintenant des librairies spécialisées en manga, des formations pour maîtriser les codes du dessin, et même un tout nouveau cours sur les mangas cet automne à l’Université du Québec en Outaouais.

L’an dernier, la toute première bourse au Canada pour la création de mangas a été lancée. Organisée par O-Taku Manga Lounge, soutenue par de grands noms du domaine de l’édition et en collaboration avec le Festival de la BD de Montréal (FBDM), la Bourse manga vise « [à] identifier et [à] encourager les talents émergents dans l’écriture manga au Québec, et éventuellement dans le reste du pays » (Bourse manga, 2022). L’édition 2023 est d’ailleurs en cours et des dessinateurs sont peut-être tout proches, en train de faire bouillonner leurs idées et de noircir les pages!

Rougenuit, la lauréate de la Bourse manga 2022, publiait des chapitres en ligne depuis quelques années. Elle confirme : « Gagner ce prix, c’est une manière de valider mon travail. Ça efface un peu mes doutes, ça m’encourage à croire que ce que je fais, ce n’est pas si mal. Je veux consacrer plus de temps à dessiner des mangas. » Elle n’est pas seule à avoir commencé avec la publication numérique. Il y a plusieurs passionnés québécois, comme J. B. Voyer (pseudonyme LeRatonCdK), basé à Rimouski, qui a créé le scénario des Chroniques de Karnoie, dessiné par la Belge Ayaluna.

Le Franco-Canadien Tony Valente est sans doute le mangaka (dessinateur de manga) le plus connu du monde francophone, car sa série Radiant, publiée par l’éditeur français Ankama, a eu un tel succès qu’elle fut adaptée en dessin animé, et traduite en anglais et en japonais! C’est le premier « manfra » qui a réussi à atteindre le pays du soleil levant…

Qu’est-ce qu’un « manfra »?
C’est le mot qu’on a inventé pour parler des « mangas français », qui se multiplient depuis quelques années. Il existe aussi les « manhwa » pour les mangas coréens, ou « manhua » pour les mangas chinois. Comment pourrait-on appeler le manga québécois? « J’appellerais ça un manQCa, ça rappelle le mot “manga” avec une touche québécoise! », propose Jean-François Laliberté.

Le style « chibi » (dans le tiers inférieur ci-dessus) désigne le personnage mignon en miniature. Il peut servir à diminuer la charge dramatique (ici, les personnages morts aux pieds du héros).

Les éditeurs québécois se lancent dans l’aventure
Après Presses Aventure qui publie depuis 2021 l’hybride entre le manga et le livre de yoga Vinyasa Ninja par Olivier Hamel et Olivier Carpentier, c’est au printemps 2023 que les Éditions Michel Quintin lancent le premier tome du manga 100% québécois, Les Élus Eljun.

Pour y arriver, ce fut toute une aventure : « Il a fallu expliquer ce qu’est un manga, que ça se lit de droite à gauche, avec une jaquette extérieure, un mot des auteurs sur les replis, la façon de dessiner les mouvements, le contour noir pour les flash-backs… On voulait que les codes soient respectés », raconte Jean-François. Sacha ajoute : « Le chibi, on n’en avait jamais vu avant, et ça peut être déstabilisant de passer à un style de dessin où les personnages deviennent tout à coup caricaturés, comiques. » (Voir ci-dessus.)

Le deuxième tome Les Élus Eljun est à venir à l’automne 2023, puis les autres suivront graduellement, car les créateurs veulent aussi laisser de la place à U-Merlin. Sacha précise avec le sourire : « On ne veut pas mourir à l’ouvrage, on a fait mettre ça dans nos contrats! » Excellente idée, quand on connaît la pression mise sur les mangakas au Japon. Pour faire une longue série, on leur souhaite la santé et encore de belles idées!

Illustrations et extraits tirés des Élus Eljun (t. 1) (Éditions Michel Quintin) : © Jean-François Laliberté et Sacha Lefebvre

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