Ces jours-ci, à quelques semaines d’intervalle, deux autrices inconnues des Québécois et des Québécoises sortent leur livre en traduction française. L’une, Téa Mutonji, est originaire du Congo, l’autre, Megan Gail Coles, de Savage Cove dans la Grande péninsule du Nord, sur l’île de Terre-Neuve/Ktaqmkuk. Si elles écrivent toutes deux en anglais et que leurs thèmes sont similaires à plusieurs égards, ces jeunes féministes partagent surtout la même traductrice, Mélissa Verreault, qui maîtrise l’art de travestir sa propre voix pour lui faire épouser les courbes et les subtilités de celle des autres, mais non sans embûches.

À n’en point douter, les bons auteurs comme les bons traducteurs ne courent pas les rues. Bénie des cieux, Mélissa Verreault est autant douée dans la première que dans la seconde fonction, qui, elle, est venue plus tard dans sa vie d’écrivaine, alors qu’elle n’avait pas encore terminé sa maîtrise en traduction entamée en 2016. Il y a d’abord eu son apport à The Break de Katherena Vermette (Ligne brisée, Québec Amérique, 2017) et Liminal de Jordan Tannahill (Liminal, La Peuplade, 2019). Puis, plus récemment ont suivi Small Game Hunting at the Local Coward Gun Club de Megan Gail Coles (Partie de chasse au petit gibier entre lâches au club de tir du coin, Québec Amérique, 2021) et Shut Up You’re Pretty de Téa Mutonji (Ta gueule t’es belle, Tête première, 2021), qui paraissent d’ailleurs en français lors de la même rentrée littéraire québécoise.

Ces opus ont été traduits sur environ deux années par la Lévisienne qui partage sa vie professionnelle entre la traduction, l’enseignement de la création littéraire et son implication à titre de vice-présidente de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ) et au sein de Copibec, une entreprise d’économie sociale à but non lucratif spécialisée en gestion des droits d’auteur. Oh, et elle écrit sa propre fiction aussi.

Ouvrir son cœur
Nous nous parlons d’ailleurs tôt le matin, après le départ pour l’école de ses merveilleuses triplettes, juste avant que leur maman ne se remette au boulot. « Je me rends compte à quel point traduire quatre titres m’a nourrie pour mes propres projets. Je n’approche plus le texte de la même manière. Je ne me doutais pas que ça aurait une telle influence, y compris sur ma méthode », précise celle qui écrit désormais son premier jet à la main avant de se mettre au clavier. « Ça me donne accès à des choses intérieures auxquelles je n’aurais pas accédé si j’étais passée directement à l’ordinateur. C’est aussi le cas pour mes écrits personnels, comme si l’écriture manuelle me permettait d’aller chercher des trucs très intimes. Ça peut avoir l’air ésotérique, mais pour moi, ça fonctionne. »

À ce sujet, une question me turlupine… Si écrire pour les autres c’est bien, écrire pour soi, n’est-ce pas mieux quand même? Mélissa Verreault n’irait jamais jusque-là : « Je n’en veux jamais aux livres que je suis en train de traduire. Quand j’accepte un texte, je consens à faire de l’espace dans ma vie pour cette histoire-là et je suis consciente que ça signifie mettre temporairement mes autres projets en suspens. »

Ces textes des autres à qui elle donne une nouvelle vie en français, elle les a d’ailleurs choisis avec son cœur. Pour Partie de chasse au petit gibier entre lâches au club de tir du coin de Megan Gail Coles, c’est l’épigraphe — « Ça se pourrait que ça fasse mal. Courage. » — qui, tel un avertissement, l’a gagnée d’emblée. L’histoire qui met en relation des personnages à l’intérieur d’un resto alors qu’une tempête sévit dehors met en relief plusieurs réflexions, sortes de déclarations de guerre costaudes à la misogynie. « Il est là, le pouvoir de ce livre, dans la capacité de Megan à nous mettre les choses en pleine face sans gêne et sans honte. Ce côté assumé, je pense que c’est ce qui m’a le plus plu. C’est vrai que par moments, ça fait mal. Quand on arrive dans la portion du viol, c’est dur, c’est graphique, sans détour ni gants blancs. Et il y a du sang. Quand j’ai lu pour la première fois cette scène, je me suis demandé comment un homme pourrait se sentir à l’aise de traduire ça. Même moi, en tant que femme qui ne s’est pas fait violer, je me suis demandé où j’irais chercher les mots à l’intérieur de moi. J’ai réussi en puisant à travers d’autres expériences… mais la question de la légitimité se pose. »

L’écriture dans la peau
Elle pouvait aussi se poser quand est venu le temps de traduire le premier roman de l’autrice d’origine congolaise Téa Mutonji (Ta gueule t’es belle), une autofiction tissée de courts textes autour du passage de l’enfance à l’âge adulte de Loli, jeune femme du quartier Galloway à Scarborough. Difficile d’ailleurs de ne pas oublier le scandale entourant les traductions par des Blancs du poème The Hill we Climb de la poétesse américaine noire Amanda Gorman, révélée pendant la cérémonie d’investiture du président des États-Unis Joe Biden en janvier dernier. La controverse s’était amorcée aux Pays-Bas, lors de la désignation de l’écrivaine Marieke Lucas Rijneveld pour traduire le poème en néerlandais, un choix critiqué pour plusieurs raisons, à commencer par la blancheur de la peau de la traductrice.

« Jusqu’à maintenant, je n’ai traduit que des textes de gens issus de minorités. Si l’auteur a donné son approbation en toute connaissance de cause, je ne vois pas le problème… Téa savait que j’étais blanche et que je n’avais jamais vécu au Congo. Elle n’a pas hésité à mon sujet, il n’y a pas eu de malaise à cet égard… », se défend Mélissa Verreault.

L’autrice dans la vingtaine récompensée à de multiples reprises des plus prestigieux prix littéraires s’est d’ailleurs avérée fort satisfaite du résultat. Puisqu’elle sait lire et parler le français, sa langue maternelle, Téa Mutonji était à même de juger de la qualité du travail de sa traductrice québécoise. Parmi les plus grandes satisfactions de l’écrivaine désormais installée à Manhattan pour parfaire ses études universitaires, il y a surtout celle de savoir que sa grand-mère francophone au Congo pourra enfin lire son roman, ressentir cette immense fierté, peut-être une des dernières de son existence.

Photo : © Hélène Bouffard

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