L’écrivain Jean-François Beauchemin livre une œuvre méditative, poétique et sensible qui explore notamment l’enfance, les souvenirs, l’existence humaine ainsi que la beauté et la complexité du monde. Parmi ces titres marquants, nommons Le jour des corneilles, La fabrication de l’aube, Une enfance mal fermée, Garage Molinari, Les choses terrestres, Cette année s’envole ma jeunesse, Le temps qui m’est donné et Quelques pas dans l’éternité. Il décrit son dernier livre, Archives de la joie, comme « une sorte de bestiaire de la mémoire ». On a donc voulu connaître ses réflexions à propos du thème de la mémoire dans son œuvre.

Les thèmes des souvenirs et de la mémoire, notamment dans Archives de la joie (Québec Amérique) et Objets trouvés dans la mémoire (Leméac), semblent vous interpeller. En quoi ces thèmes vous inspirent-ils?
Je consacre depuis plus de vingt ans l’essentiel de mon travail d’écrivain à l’élaboration de textes courts, la forme brève étant à l’évidence la mieux adaptée à ma façon synthétique de réfléchir et, surtout, de me souvenir.

Cette manière de décrire le monde comme en instantané me semble en effet assez proche d’un certain fonctionnement de la mémoire, qui donne accès au passé par l’entremise de sa collection d’images discontinues. Je ne dis pas que ces images sont figées, à jamais fixées comme sur une pellicule photographique. Elles le sont d’ailleurs assez peu, et changent sans cesse au gré des ajouts ou des suppressions que leur inflige le temps qui passe, ce grand falsificateur.

À force de me former au métier d’écrivain, j’ai fini par comprendre que ce ne sont pas en vérité ces images elles-mêmes que je cherche à saisir, mais bien plutôt ce mouvement, ou cette pression exercée sur elles et qui déforme tout.

Je peux me tromper, mais c’est à mon avis ce qui explique la présence presque constante dans mes pages d’une sorte de glissement du réel, de songe éveillé faisant contrepoids à l’étroite exactitude du monde physique.

Pour vous, l’écriture est-elle un moyen de se souvenir? Un moyen de laisser sa trace?
Un moyen de me souvenir, assurément. Tous mes livres, et chacun à sa façon, interrogent l’âme humaine, s’étonnent de la vie de l’esprit, s’émerveillent de l’activité des sens, s’émeuvent de la beauté du monde. Tous veulent, en creusant au plus profond des êtres, en interrogeant leur vie, leur pensée et même leur mort, célébrer l’existence. Si je m’intéresse tant à ces choses, c’est que j’y aperçois souvent les reflets d’un objet plus brillant encore que les songes, que les desseins et même que les actions. J’y rencontre une certaine vie, obsédante, tragique et magnifique, que la vie ordinaire, trop compliquée peut-être, ne me révèle guère, ou ne me révèle que trop tard.

Je ne cherche pas à dépeindre des êtres parfaits, sans reproches ni conflits ou démons intérieurs. Aucune vie n’échappe aux maux de l’incurie, de la bêtise ou de la mesquinerie. Mais je ne vois pas pourquoi chaque vie ne profiterait pas de leur contrepoids d’attention, d’intelligence et de grandeur. Comme écrivain, c’est l’objectif ambitieux que je me suis fixé : décrire des hommes et des femmes au moins un peu nouveaux, en qui l’instinct, la compréhension et la sensibilité coexistent sans se nuire, et idéalement en s’entremêlant.

Pour cela, je choisis de montrer au lecteur des gens qui lui ressemblent, non pas tellement dans leurs faits et gestes, ni même dans leur histoire personnelle, mais plutôt dans une espèce de mécanique universelle du sentiment. C’est en me concentrant depuis toujours sur cette façon de faire que j’en suis venu, en somme, à travailler à la manière du maçon qui inlassablement soulève puis scelle ses pierres, et dont le geste mille fois reconduit finit par former un monument qui, à la longue, le dépasse en hauteur et en stabilité.

Je fais le pari qu’en raffinant encore et toujours mes outils (la pensée, la sensibilité, le regard), en recourant à des matériaux (les mots) toujours mieux adaptés, et en améliorant davantage le mortier (la syntaxe, le style) qui les fixe, je parviendrai, au terme d’une longue vie de recherche et de labeur, à devenir cet écrivain que je veux être et qui m’échappe sans cesse.

Je compte pour cela sur les ressources considérables de la mémoire, dont les racines forcément plongent jusqu’aux sources où tout se joue.

Photo : © Martine Doyon

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