Si des milliers de livres liés de près ou de loin à la Deuxième Guerre mondiale ont été écrits, aucun ne contient le trésor d’une relation comme celle qui a uni les amies présentées par Françoise de Luca dans La jeune fille à la tresse, un roman inspiré par une femme qui s’est ouverte à la romancière, lui insufflant sans le savoir l’obsession de restituer la ligne du temps, de tirer sur les ficelles d’une amitié, certes, mais surtout, d’en dévoiler les coulisses : une Résistance suffisamment incandescente pour dominer les ténèbres.

Trois jeunes écolières et leur brune enseignante apparaissent, le sourire fier, légèrement impressionnées et timides, sur une photo du journal L’Union de Châlons-en-Champagne, anciennement Châlons-sur-Marne, en France. Les filles à l’œil pétillant qu’on devine vives, voire intelligentes, un brin espiègles, ne sont peut-être pas si éloignées de Solange Ast qui aurait aujourd’hui presque 100 ans et au nom de laquelle elles inaugurent à ce moment une salle. Après tout, elle s’était assise à leur place, dans ce même collège, à la fin des années 1930. Elle aussi avait ri, appris, joué, aimé, espéré. Jusqu’en 1942, année de sa déportation à Auschwitz. Elle y a trouvé la mort. Elle avait 18 ans.

C’est pas mal tout ce qu’on trouve en ligne sur Solange Ast : cette photo d’écoliers datant tout juste d’avant la pandémie avec de brefs renseignements à son sujet, puis, heureusement, quelques photos d’elle en noir et blanc. Sur une de celles-là, elle figure avec son jeune frère. Ils ont tous deux l’air sombre, les traits tirés. L’insigne nazie de l’étoile jaune casse toute la naïveté que pourrait contenir ce portrait d’époque. Le décompte de leur issue fatale était commencé. Désormais, au collège Victor-Duruy de Châlons-en-Champagne, on se souvient.

Liées pour toujours
Ces informations n’ont pas échappé à l’écrivaine québécoise d’origine italienne Françoise de Luca qui est partie sur les traces de cette jeune juive morte précocement, victime de la folie hitlérienne des camps durant la Seconde Guerre mondiale. On ne vole pas tellement le « punch » en affirmant ici la tragédie vers laquelle l’histoire culmine. C’est le chemin empreint de questions, d’aberrations, de doutes, d’émois et de splendeur lumineuse pour s’y rendre qui fait la force de cette fiction imaginée à partir de confidences reçues par Liliane, la mère d’une amie de Françoise de Luca, qui, à l’aube des célébrations de son 98e anniversaire de naissance, se souvient encore de celle qui est devenue son amie pour toujours : Solange.

Si l’épopée de cette Solange qui a fait battre son cœur durant l’enfance — jusqu’à devenir rapidement une amitié indéfectible faite de chassés-croisés, d’absence, de retrouvailles, d’attentes et de silence habité — sert de toile de fond au roman, la Résistance, à laquelle a pris part à sa manière la jeune juive, en est également un élément central. Fille de chapeliers qui vendaient les créations de sa mère dans les marchés de la région avant la guerre, Solange, à l’esprit bien affûté, qui était aussi une fine stratège, a très tôt durant le conflit appris à se servir des chapeaux — et des turbans — autrement que comme simples accessoires de mode féminine…

« C’est là que j’ai eu une idée. Je crois que ça me trottait dans la tête depuis un moment, comment faire plus avec mes turbans, m’engager davantage. Je me suis dit que j’allais utiliser ces carrés pour en doubler certains de mes modèles, qui deviendraient des turbans à double fond en quelque sorte, dans lesquels on pourrait dissimuler des documents. Je laisserais une légère ouverture qu’il suffirait ensuite de refermer de quelques points de couture. La tête du maréchal ou ses phrases de propagande protégeraient celle qui le porte, si elle devait être contrôlée et fouillée, et ce serait un sacré pied de nez aux occupants. La cache parfaite. Le comble de l’ironie! », apprend-on dans La jeune fille à la tresse.

« C’était très original, commente l’écrivaine à ce sujet. Ça correspondait à la personnalité fantasque de Solange, qui osait tout. Quand Liliane m’a raconté ça, ça ne m’a pas étonnée, c’était la chose à faire. »

Une héroïne envoûtante
Solange. Elle a ce supplément d’âme, d’attitude, de maturité, de couleurs, de fougue, d’audace et de force qui la rend absolument fascinante, voire obsédante quand on entre dans l’histoire de Françoise de Luca. On comprend l’autrice d’avoir très tôt eu envie de transmettre ce récit en découvrant Liliane d’abord, puis en recevant ses confidences au sujet de l’amitié qui l’avait liée à Solange, une héroïne parfaite en tous points et assurément une figure inoubliable qui marque les esprits même longtemps après la lecture du roman qui la remet au monde. Pas étonnant non plus que Liliane, qui venait d’un milieu plus conventionnel, ait pu percevoir chez la libre Solange une manière pour elle-même de déployer enfin ses ailes, de s’extirper d’un milieu familial plus contraignant.

Puis, à travers cette juive qui garde toujours la tête bien haute malgré son jeune âge, doublée d’une force de conviction hors du commun, ressort tout un courant de femmes à qui l’autrice redonne leurs lettres de noblesse, qu’elle fait émerger de l’oubli dans une écriture précise, lumineuse et envoûtante. Je m’en serais voulu de ne pas le spécifier, d’autant plus que ça réussit à casser l’aura de tristesse qui pourrait planer autour du récit somme toute tragique.

« J’avais ce désir de réhabiliter les femmes de la Résistance, celles qui ont été très actives, très importantes. On a beaucoup passé ça sous silence, et pourtant, elles y prenaient part à leur manière, elles portaient du courrier, par exemple, en usant de stratagèmes divers. Elles mettaient leur vie en jeu. Je pense avoir donné dans ce livre une place qui leur revenait dans l’Histoire », précise la romancière qui n’a pas lésiné sur les efforts pour parfaire son savoir au sujet de cette guerre au fil de lectures et de recherches.

Cet hommage fait une différence. Quant à Liliane, elle se porte bien, m’assure Françoise de Luca, qui projette de retrouver son amie nonagénaire pendant ses vacances estivales. Les discussions se poursuivront à l’ombre des arbres. Les digues ont été rompues désormais. En tenant ce livre entre ses mains âgées, Liliane peut jouir de ce nouveau chapitre qui commence dans sa longue vie. Solange est toujours là. Maintenant plus que jamais.

Photo : © Isabelle Lafontaine

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