Clara Ness: Dans l’ombre de la famille

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Attrapée au vol alors qu'elle pliait bagages pour la Ville Lumière, Clara Ness m'a parlé avec enthousiasme de l'écriture de Genèse de l'oubli, son deuxième roman. Ce faisant, elle a aussi abordé la vie en France où elle poursuit des études en Lettres, Arts et Pensée contemporaine, de même que ses découvertes en marge de ses études et du Prix littéraire des collégiens, pour lequel elle était en lice pour une deuxième année d'affilée. À l'évidence, pour cette jeune écrivaine et libraire à ses heures, la littérature et les mots sont à la fois sources de bonheurs et d'enseignements.

Genèse de l’oubli, paru en avril dernier, arrive un an à peine après Ainsi font-elles toutes, premier roman signé sous ce pseudonyme et qui a reçu un accueil critique fort élogieux. Lancer un ouvrage dans le sillon d’un autre qui a connu un certain succès comporte pour l’écrivain une part de risques, dont celui de chercher à être à la hauteur des attentes de ses lecteurs. Mais, dans un même temps, il propose aussi de nombreux défis dont, en premier lieu, celui de rester fidèle à soi-même et de se dépasser tout autant que la fois précédente.

«Avec ce deuxième roman, j’ai voulu faire quelque chose de radicalement différent, qui sortait de la sphère des fantasmes, explique Clara Ness en faisant référence au roman précédent. Lorsque j’ai écrit le premier, je me suis beaucoup attardée au style, je suis revenue sur chaque mot, un vrai travail de moine! Le deuxième, je l’ai abordé davantage en fonction du scénario, de la construction du récit, de la logique de l’action. C’est vrai que Genèse de l’oubli fait une coupure avec Ainsi font-elles toutes. Mais je persiste à croire que ces deux romans ne sont pas si éloignés l’un de l’autre, finalement.»

Se libérer de la famille : un passage obligé

Genèse de l’oubli raconte l’histoire de deux amoureux qui arrivent, chacun à leur manière, à un moment charnière de leur existence. Hadrien, français d’origine, roule sa bosse de conducteur de taxi dans sa Ford Thunderbird. Onze ans plus tôt, il a quitté sa famille et un père aliénant pour s’installer à Québec. Ariane, pour sa part, a quitté sa famille bourgeoise de Sainte-Foy pour le quartier Saint-Roch et une vie plus bohème. Elle est comédienne. Tous deux vivent avec leur petite Lili dans un appartement. Tous deux ont décidé un jour de se libérer de l’emprise familiale et de prendre en main leur destinée. Ils doivent maintenant admettre la part cachée de leurs origines. Voilà l’autre grand défi de leur nouvelle vie.

Ce nouveau roman de Clara Ness est le produit des recherches de l’auteure dans deux champs d’intérêts: la question de la filiation, chère à beaucoup d’écrivains du XIXe siècle, et la psychogénéalogie, par le biais de certains de ses concepts. Dans cette perspective, et sous ces deux éclairages, le roman place la question de l’identité moins comme une quête que comme une entreprise de (re)construction.

«Je me suis plongée dans Balzac, dans Zola, souligne-t-elle. Après la révolution française, en ce qui a trait à la cellule familiale, une figure forte du père vient pallier celle du roi qu’on vient de décapiter. Au XIXe siècle, certains ont voulu briser cette figure. Mais il y avait des limites à cette idée de self-made man. On finit toujours par se demander d’où on vient. Le milieu qui nous a vus naître nous rattrape toujours. La psychogénéalogie, pour sa part, s’intéresse aux relations qu’on entretient avec des ancêtres un peu plus éloignés — grands-parents, arrière-grands-parents et même des générations qu’on n’a pas connues. Il y a des secrets de famille d’une grande importance (des cas d’inceste ou encore des viols ou des enfants cachés) qui, parce que jamais révélés et assumés, se transmettent d’inconscient à inconscient et peuvent expliquer l’apparition de névroses chez certains descendants.»

Il y a donc aussi en jeu dans ce roman de Clara Ness, qui constitue la rencontre de deux arbres généalogiques, ce que Jung appelle «l’inconscient collectif».

L’oubli, point central du roman

Genèse de l’oubli se divise en deux parties intitulées tout simplement «Hadrien» et «Ariane». Lorsqu’ils sont partis en exil loin de leurs familles respectives, les deux protagonistes se sont délivrés des liens qui entravaient leur liberté. Des événements majeurs vont les obliger à remettre en question la légitimité même de leur éloignement: la mort du père d’Hadrien et la naissance de leur enfant. Les deux parties du roman offrent le point de vue de l’un et de l’autre alors que leur passé les rattrape. Selon l’auteure de Genèse de l’oubli, «Ariane et Hadrien réalisent qu’ils ne peuvent échapper à ce qui les renvoie à leur famille, surtout parce qu’ils ont un enfant à leur tour et qu’ils se demandent: Qu’est-ce que je vais lui léguer? Qu’est-ce que je vais lui cacher? Comment vais-je lui présenter mes propres parents? Comment, en tant que parent, dois-je me positionner face à mon enfant en tant que propre enfant des grands-parents de celui-ci? C’est ce genre de questions qu’ils se posent en tant que jeunes parents.» 

Émil Cioran, dans l’un de ses essais, souligne que ce sont les défaillances de notre mémoire qui nous permettent de continuer à vivre. Si Hadrien parvient finalement à prendre l’avion pour assister aux funérailles de son père après tout ce que ce dernier lui a fait endurer, si Ariane accepte de rendre visite à ses parents et de leur permettre de mieux connaître leur petite-fille, c’est grâce au travail du temps et de l’oubli. L’appel de leurs souvenirs, qui ponctue çà et là le déroulement du récit, montre l’évolution parcourue par les deux personnages sur le plan personnel. Là réside certainement leur «cure». Hadrien, observateur des gens qu’il côtoie dans son taxi, et Ariane, par l’entremise des personnages qu’elle incarne, sont à même de réaliser que le monde ne s’arrête pas simplement au petit univers dans lequel ils vivent.

«Oui, l’oubli est au centre de ce roman, mais c’est un oubli qui n’est pas naïf, explique Clara Ness. C’est un oubli qui opère une fois qu’on est au courant. Il ne s’agit pas juste d’ignorance crasse ou d’indifférence à l’égard de l’histoire avec un grand ou un petit  «h». L’oubli, pour Hadrien et pour Ariane, opère vraiment une fois seulement qu’ils savent qu’ils peuvent se permettre d’oublier. Pour construire sa propre famille, il faut savoir oublier.»

Voir un grand défi dans l’écriture du roman qui suit la réussite d’un premier est un leurre: le véritable défi, c’est le troisième. Celui qu’on écrit avec les mêmes doutes et la même angoisse que les précédents mais sans l’élan qu’avait insufflé le premier. Il faut y croire.

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Bibliographie :
Genèse de l’oubli, Clara Ness, XYZ éditeur, coll. Romanichels, 116 p., 20$
Ainsi font-elles toutes, Clara Ness, XYZ éditeur, coll. Romanichels, 126 p., 20$

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