Steven Millhauser : Voyage au bout de la nuit

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écipiendaire des prix Médicis étranger en 1975 pour La Vie trop brève d'Edwin Mullhouse et du Pulitzer en 1997 pour Martin Dressler ou Le Roman d'un rêveur américain, Steven Millhauser demeure un écrivain encore malheureusement inconnu ici. Plonger le nez dans une de ses œuvres s'avère en effet dangereux, car ses romans sont de véritables pièges et l'on risque de s'y pincer l'envie de lire. Avec Nuit enchantée, Millhauser montre qu'il s'avère toujours aussi inspiré par le monde de l'enfance, du cirque et des inventions loufoques, et nous livre une escapade au pays des rêves éveillés où les mannequins convolent avec les ivrognes, les cambrioleurs, avec la lune et où les enfants dansent au son d'une flûte venant du fond des bois. Rencontre avec un des artisans majeurs de la littérature américaine qui n'a rien perdu de sa faculté d'émerveillement et qui nous la partager avec éloquence et finesse.

Au premier coup d’œil, votre œuvre semble s’articuler autour des éléments relatifs à l’enfance. À preuve, vous présentez souvent des personnages qui gravitent autour du monde du cirque et du spectacle ou bien de petits génies à l’existence trop brève (Edwin Mullhouse). Dans Nuit enchantée, les enfants sont attirés comme les rats obéissant à la volonté du joueur de flûte de Hamlin. Le pouvoir émanant de telles situations a aussi fasciné d’autres écrivains natifs des États-Unis comme Ray Bradbury ou Philip K. Dick. S’agit-il d’un thème cher à cette littérature, un thème essentiel dans la littérature américaine ?

Spontanément, je dirais oui, cela me semble typiquement américain. Pour quelle raison ? Voilà une question intéressante en elle-même, auquel je crois qu’on peut apporter deux réponses. La première, c’est que la culture américaine, en particulier la culture de la classe moyenne américaine, célèbre l’enfance avec un sérieux, une minutie inédite dans l’histoire. Cette importance accordée à l’enfance américaine s’explique en partie par l’intérêt du monde des affaires américain, qui y a trouvé un marché nouveau et lucratif ; et aussi parce que la culture américaine a ce côté authentiquement enfantin, cette haine des choses adultes, cette délectation d’un monde fait de plaisirs plus simples et plus directs. La deuxième réponse, c’est que cette culture du monde de l’enfance, peu importe comment elle s’est imposée, a quelque chose d’extraordinairement puissant et séduisant lorsqu’elle est à son meilleur. Je me souviens encore en détails des illustrations en couleurs des comic books, sans parler du design des jeux de société, du monde épatant des parcs d’amusement, de l’émerveillement que suscitaient en moi les dessins animés. Faut-il alors s’étonner que la culture adulte nous apparaisse si morne en comparaison ?

La figure du rêveur et du créateur est très présente dans votre univers : je pense notamment à Martin Dressler qui, du simple statut d’employé dans un hôtel, en vient à construire un hôtel fantastique, à August Eschenburg et ses automates plus vrais que nature dans La Galerie des jeux… Étrangement, les personnages de Nuit enchantée sont des gens éveillés alors que les autres rêvent au creux de leur lit. Grâce à leur position privilégiée, ils peuvent à leur guise découvrir la face obscure de leur ville. Sont-ils des somnambules visionnaires ?

Il me ferait bien plaisir de revendiquer une formule aussi élégante que « somnambules visionnaires » pour décrire mes personnages. Mais j’ai peur d’un éventuel malentendu. Des mots comme  » visionnaires « ,  » rêveurs « ,  » magie  » peuvent induire en erreur, en ce sens qu’ils suggèrent un monde vague, onirique, qui n’a rien à voir avec la soi-disant réalité. Pour moi, le monde du rêveur ou du visionnaire n’a rien d’un sanctuaire où se réfugier des vicissitudes du quotidien. Au contraire, le rêveur met au défi le monde familier, cette construction de ceux qui marchent au soleil. Il leur dit :  » Êtes-vous bien sûrs de ce réel dont vous parlez avec autant de certitudes ? N’est-il pas possible que vous soyez trop éveillés, vous les clairvoyants, aux yeux uniquement tournés vers l’extérieur ? « 

Le royaume de Morphée, qui est d’ailleurs le titre d’un de vos romans et celui du sommeil, vous fascinent-ils donc tant ?

Le royaume de Morphée, comme celui de l’art ou de l’enfance, n’est rien qu’un avatar de plus de ce monde qui met au défi la réalité conventionnelle. Mais voilà que je parle comme un romantique du XIXe siècle. Aussi bizarre que cela puisse paraître, je ne m’intéresse guère à ce qui passe d’ordinaire pour du romantisme. Je me considère comme un réaliste au sens strict. Mais ma perception du réel m’oblige à confronter les pratiques de la fiction soi-disant réaliste, m’y oppose. Je m’oppose seulement à ces fausses conceptions du monde qui se donnent pour la vérité.

Seriez-vous d’accord avec le fait que Nuit enchantée possède la fraîcheur et la candeur des contes d’autrefois, mais qu’il demeure en même temps très moderne, car il présente le désarroi d’êtres souffrant de solitude comme la plupart des habitants des banlieues ?

J’ai essayé de peindre dans le détail une ville de banlieue américaine contemporaine. En même temps, j’ai choisi un angle particulier pour ce tableau, pour le baigner dans une lumière qui le transformerait. Mes personnages sont des paumés, des gens malheureux en un sens ? cela a peut-être à voir avec le fait de vivre dans une petite ville des États-Unis ou juste le fait de vivre, tout simplement. Et durant cette nuit d’été, je leur offre un sursis dans leur malheur, je tente de les apaiser avec l’aide de la lune.

Vous résistez depuis vos débuts à l’envie de faire basculer vos histoires dans le fantastique. Quel travail cherchez-vous à stimuler chez le lecteur ?

J’aime attirer mon lecteur loin de la réalité conventionnelle, vers un monde parallèle qu’on qualifie ordinairement de fantastique mais que je préfère appeler le monde secret, le monde qu’éclipse le réel. Ce monde parallèle met le premier au défi, le remet en question et impose sa propre réalité. En général, je préfère que mon lecteur reste là, sur la fine frontière entre l’un et l’autre, les yeux regardant dans une direction comme dans l’autre.

En terminant, je vous laisse le soin de présenter Nuit enchantée à un lecteur qui n’aurait jamais abordé votre œuvre.

Que dire de plus ? C’est une sonate au clair de lune, un film muet en noir et blanc, un tableau impressionniste en teintes de bleu marine et de blanc, une fête foraine avec un avaleur de sabre, un théâtre de marionnettes, un tour de manège, un jouet retrouvé dans un grenier…

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