Shan Sa : La femme des femmes

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Les tribulations entourant la publication d'un livre étant, pour certains, plus intéressantes que l'œuvre elle-même, on a davantage traité dans les journaux du « scandale Shan Sa » que d'Impératrice, le dernier roman de l'auteure de La Joueuse de go (prix Goncourt des lycéens 2002). Dommage, car cette fascinante incursion dans les coulisses du pouvoir, dont l'action se déroule au cœur de la Cité interdite pendant le VIIe siècle, méritait beaucoup plus que le traitement que lui a réservé la presse française.

Inutile de s’étendre sur le procès qui, cet automne, a opposé les maisons Grasset et Albin Michel à propos des droits éditoriaux d’Impératrice. Rappelons seulement que son auteure, native de Pékin, a été accusée d’avoir trahi Grasset — qui a publié Les Quatre vies du saule et La Joueuse de go et la considérait « sous contrat » — en offrant le manuscrit de son dernier roman à Albin Michel. Le verdict a finalement favorisé cette dernière maison d’édition. Voilà pour la petite histoire. Le Libraire a donc rejoint Shan Sa à Paris, où elle vit depuis le début des années 90, afin d’en apprendre plus sur Impératrice, sans contredit la plus ambitieuse et la plus personnelle de ses œuvres. L’entretien aura permis de découvrir une écrivaine passionnée par la Chine ancienne — elle récitait à l’âge de 4 ans des poèmes de la dynastie Tang. C’est d’ailleurs de cette passion que lui est venue l’idée de redonner vie à une femme que les historiens de l’époque ont essayé de rayer de la carte : « À 12 ans, j’ai découvert la littérature et la poésie classique chinoise. Depuis, c’est mon désir le plus profond de retourner vers cette époque et de reconstruire, en quelque sorte, cette grande dynastie marquée par la philosophie et la poésie », souligne-t-elle.

Un destin hors du commun

Pour réhabiliter cette impératrice haïe des ses successeurs masculins, Shan Sa a effectué, au cours des dernières années, de nombreuses recherches et quatre allers-retours entre la Chine et la France. Car il n’existe guère de traces du règne de celle que l’on surnomma l’Impératrice rouge et qui fut la première femme impératrice de la dynastie Tang. Fille d’un roturier anobli, elle porte le très beau nom de Lumière ou celui, plus protocolaire, de la Talentueuse Wu. Quelques années plus tard, la jeune femme brille dans le gynécée de la Cité interdite, où elle séduit Petit Faisan, le futur empereur. Du récit de cette progression spectaculaire, Shan Sa retient surtout son unique amour et l’incidence que l’Impératrice rouge a eue sur la place de la femme dans la haute société chinoise : « Je l’appelle  » la femme des femmes  » parce qu’elle est allée au bout de sa féminité, au bout de sa conquête du monde. Cette vie, très périlleuse et difficile, cette ascension sociale et spirituelle, m’inspirent précisément parce que ce n’est pas la réalisation d’une ambition, mais bien une quête d’identité. »

Devenue concubine impériale, Lumière établit son règne avec l’homme le plus puissant de l’Empire et prend, à ses côtés, d’importantes décisions. « C’est parce que Lumière est allée au bout de sa féminité qu’a germé la révolution chinoise : elle a instauré le respect de la femme en Chine. L’Impératrice a démontré qu’une femme peut aussi être un guerrière, une conquérante. Elle a aussi fait la preuve que même si elle était née roturière, il lui a été possible de changer son destin. Ainsi, elle a ouvert la voie aux Chinois, toutes origines confondues », précise l’auteure des Quatre vies du saule.

Pour se hisser au sommet, Lumière surmontera les humiliations de ses pairs au sein du gynécée, véritable microsociété régie par un régiment de codes et de courbettes qui doivent être suivis à la lettre. Tout manquement à cette chorégraphie du pouvoir étant punie de mort, Lumière apprend à taire sa colère, ses ambitions et son amour, ce « médicament qui faisait oublier l’inhumanité de la Cité interdite ». En outre, la jalousie est considérée comme un affront dans ce huis clos ; des dix mille femmes promises à l’empereur, aucune ne peut prétendre à l’exclusivité : « Pendant 5 000 ans, ce sentiment était proscrit par la moralité chinoise. Seuls les hommes avaient ce droit de fréquenter qui ils voulaient ; ça faisait partie de leur condition masculine. Toutefois, la jalousie faisant partie intégrante de l’être humain, j’ai tenté d’imaginer ce qu’avaient à subir les femmes de la Cité interdite. Elles devaient dissimuler, voire neutraliser cet affect. L’effort pour le cacher devenait ainsi leur obsession. À tel point que, parfois, cette jalousie pouvait se transformer en amour… Dans cet univers conscrit, les femmes étaient en effet reliées l’une à l’autre dans une relation amour-haine. Et c’est la mort, très présente pour ces êtres qui décédaient souvent vers l’âge de 30 ans, épuisés, qui réglait souvent les querelles », résume Shan Sa.

Femme de tête et de cœur

Il ne faut pas croire qu’Impératrice soit une élégie de la vie de Lumière qui, à plusieurs reprises, doit faire preuve de cruauté pour conserver son titre et contrer l’envie des autres concubines ou des conseillers de l’empereur, qui voient d’un mauvais œil son ingérence dans les affaires de l’Empire. Sur ce point, Shan Sa explique : « Je n’ai pas voulu enjoliver la réalité ou faire de la Talentueuse Wu une héroïne parfaite. J’ai plutôt voulu présenter comment on atteint le pouvoir et la part de manipulation et de domination qui en découlent, de même que le prix à payer pour le détenir. La mort menaçait constamment l’Impératrice : si elle ne tuait pas, c’est elle qui serait tuée. » Telle est la dure réalité de la Cité Interdite, et la romancière a su replacer dans leur contexte des gestes qu’un lecteur contemporain pourrait interpréter comme de la barbarie pure et simple.

Mais vient un temps où le pouvoir absolu ne suffit plus. Surgissent alors d’autres ambitions, et voilà que Lumière cherche à atteindre une plus grande harmonie spirituelle tout en accédant à l’immortalité. Celle qui fut la Talentueuse Wu tente d’apposer son sceau sur l’Histoire : « Ses idéaux étaient de porter la civilisation chinoise à son apogée et de rendre son peuple heureux. Elle était ce qu’on appelle un despote éclairé. Pendant son règne, elle a inventé une forme de démocratie très intéressante pour l’époque, qui consistait à entendre la voix du peuple, à donner un statut aux femmes chinoises et, surtout, à promouvoir les arts. C’est de cette manière que le pouvoir permet à un individu déterminé, pour qui la spiritualité importe beaucoup, d’imposer son idéal à un empire. » L’histoire fut cependant bien cruelle pour Lumière et, son règne terminé, on s’empressa d’effacer les traces de son passage…

Son destin, d’ailleurs décrit dans un style précieux et fragile comme de la soie, aura échappé de justesse à l’oubli. Il faut pour cela remercier les écrivains qui, comme Shan Sa, cherchent à tirer de l’ombre les richesses du passé. Et la tâche n’a jamais été aussi importante que maintenant : « En Chine, il reste de moins en moins de traces du passé. La littérature existe parce qu’elle seule a cette puissance de reconstruire une époque disparue. Les Chinois d’aujourd’hui doivent vivre dans le présent. Comme tous les pays du monde en pleine croissance, c’est au détriment de la culture ancienne que son ascension se construit. Je ne peux pas empêcher le peuple chinois de trouver son bonheur et son confort de vivre, mais d’un autre côté, les artistes, les écrivains et les archéologues ont le devoir de dire qu’il faut préserver nos trésors nationaux. »

L’appel à l’aide est lancé.

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