Amin Maalouf : Identités multiples

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Né en 1949 au Liban au sein la communauté minoritaire des chrétiens melkites, Amin Maalouf vit aujourd'hui en France où il a travaillé comme journaliste avant de se consacrer au roman. Par le biais de ses livres, Maalouf tente de jeter un pont entre les mondes occidentaux et orientaux, dont il se réclame simultanément. Couronnée par le Goncourt en 1993 (Le rocher de Tanios, Grasset), son œuvre lui vaut d'être considéré comme l'un des écrivains essentiels des lettres francophones contemporaines. De passage à Québec pour une causerie commanditée par la librairie Pantoute, Amin Maalouf s'est volontiers ouvert à nous au sujet de son écriture, de son rapport au monde et de son plus récent roman, Le périple de Baldassare (Grasset).

Vous qui vivez à cheval sur les cultures orientales et occidentales depuis des années, trouvez-vous facile de cumuler des identités multiples ?

Il est certain qu’on en souffre un peu. Ce n’est pas facile de chercher sa place dans une société morcelée en diverses communautés et de quitter un pays où sont tous nos repères, notre famille. Mais, peu à peu, on découvre que si la vie vous bouscule, qu’elle vous empêche de faire ce vous vouliez à l’origine, c’est parfois pour le meilleur : ça vous sort de vous-même, d’un milieu traditionnel et ça vous oblige à vous inventer une autre vie. Pour moi, lorsque j’étais enfant, le lieu le plus important au monde était mon village, dans la maison de ma grand-mère où j’allais tous les étés. Je n’y suis plus allé depuis une vingtaine d’années.

Cet éloignement du lieu d’origine, le vivez-vous encore aujourd’hui comme un exil ?

Oui, mais je n’y mets plus de charge négative. Pour moi, l’exil est un mode de vie que je n’ai pas choisi, mais que j’accepte pleinement.

À la lumière des conflits qui perdurent au Moyen-Orient, comment, selon vous, les identités deviennent-t-elles meurtrières, pour reprendre le titre de votre essai paru l’an dernier ?

Une identité est meurtrière à partir du moment où on la confond avec une seule appartenance. Elle devrait être faite de nombreuses appartenances. Chacun d’entre nous devrait les assumer et garder des attaches avec ses origines, mais aussi s’impliquer pleinement dans son pays d’adoption, sa langue, sa culture. Une identité qui se limite à une seule appartenance devient potentiellement meurtrière.

Vous parlez d’attachement à la langue. Vous avez choisi d’écrire en français, plutôt qu’en arabe. Comment vivez-vous votre rapport à la langue maternelle ?Est-ce qu’elle vous hante ?

L’arabe est toujours présent mais, à un certain moment de ma vie, j’ai commencé à utiliser le français pour mes écrits intimes. À l’époque, je travaillais essentiellement dans des journaux européens. J’utilisais l’arabe pour le travail, mais ma langue d’écriture est peu à peu devenue celle de mon expression.

Certains critiques ont cru voir, dans Le périple de Baldassare, une allégorie de la guerre du Liban. Que dites-vous de cette lecture ?

La guerre du Liban est pour moi la blessure originelle, la raison de mes écrits. Il y a très certainement des traces dans mon œuvre mais, honnêtement, je n’ai pas songé à dire mes sentiments face à cette guerre.

Vous avez situé l’intrigue au XVIIe siècle. Est-il envisageable pour vous d’écrire sur la situation actuelle au Liban ?

Pour l’instant, je ne crois pas. Émotivement, je ne me sens pas capable d’écrire sur cette guerre ; je suis à la fois trop proche et trop loin pour l’affronter. Dans dix ans, peut-être aurai-je changé d’avis.

Comme vos autres romans situés dans un passé historique précis, ce roman vous a demandé une importante recherche historique. Parlez-nous de cette dimension de votre travail d’écriture…

Je m’isole pendant de longues périodes dans un endroit où il y a peu de livres. Lorsque je quitte Paris pour aller travailler, ma voiture est pleine de livres que je n’aurai probablement pas à tous consulter, mais j’ai besoin de les avoir sous la main, au cas où. Je commence par la phase de recherche – que j’aime beaucoup -, ensuite j’écris et je peux m’arrêter en cours de route pour une seconde recherche, en général plus précise, par exemple pour la géographie des lieux. Je laisse de côté plusieurs détails que je ne vérifie qu’à la fin, car je préfère éviter de constamment me référer à des notes pendant l’écriture.

Dans l’une de ses chansons, la star de la pop-music Sting prétend que l’histoire ne nous apprend rien. On imagine mal que vous souscriviez à ce point de vue…

On peut tirer de l’histoire des enseignements contradictoires. Toutefois, il est toujours utile d’essayer de voir l’évolution historique quand on étudie une situation en particulier.

Au fil de son périple, Baldassare va être confronté au fanatisme de certains croyants. En ce sens, est-il également un héros de notre temps ?

Hélas, le fanatisme n’est pas l’apanage d’une époque ; il est probablement né avec les premières civilisations.

Dans son journal, Baldassare écrit:  » Le pur courage, c’est d’affronter le monde, de se défendre contre ses assauts, pied à pied, et de mourir debout . S’offrir aux coups est dans le meilleur des cas une fuite honorable « . Partagez-vous ce point de vue ?

Un peu. Je ressens de la méfiance à l’égard de l’attitude masochiste, à subir les coups et à se plaindre ensuite. Ce n’est pas une attitude lâche, mais ce n’est pas non plus la plus courageuse.

On sent votre héros inquiet, à la recherche d’un monde meilleur. Cette quête le rapproche-t-elle de son créateur ou au contraire l’éloigne-t-elle de vous ?

Elle nous rapproche, c’est certain. Je suis moi-même constamment inquiet et je me questionne beaucoup. Mais Baldassare, comme moi, s’intéresse à toutes les infinies vérités possibles beaucoup plus qu’il ne recherche LA vérité, qui n’existe probablement pas.

Il est à la recherche d’un livre mystérieux qui contiendrait peut-être la clé de l’univers ? Est-il encore possible de croire à l’existence d’un tel livre ?

En fait, il y croit sans y croire. Même à partir de l’instant où l’existence de ce livre est envisagée, Baldassare hésite, il doute très longtemps.

On pourrait situer ce livre à mi-chemin entre le conte philosophique et le roman d’aventures. Croyez-vous que votre roman relève plus de l’un que de l’autre ?

Non, je ne cherche pas à trancher. Le périple de Baldassare, c’est l’aventure de la vie. Pendant cette année que Baldassare passe sur les routes, il attend les événements un peu comme on attend la pluie.

Vous me pardonnerez cette question rituelle, mais comment vit-on les lendemains du prix Goncourt, sept ans plus tard ?

Les lendemains immédiats sont assez chahutés. Je ne croyais pas qu’un tel événement pourrait changer ma vie. J’ai voyagé beaucoup pendant quelques mois et je suis rentré pour recommencer à travailler. Mais je ne vous cacherai pas que je n’y songe pas beaucoup. Dans ma vie, contrairement à ce qui se passe dans mes livres, je ne regarde pas vers le passé.

On a su que vous vous intéressiez à l’opéra et que vous en aviez même écrit un…

En effet, j’ai écrit un livret d’opéra qui a été joué l’été dernier. Ce fut une expérience inhabituelle et merveilleuse. L’opéra est un travail collectif passionnant et pas du tout solitaire comme l’écriture d’un roman. Il faut travailler avec le compositeur, le metteur en scène, le producteur, le chef d’orchestre et les chanteurs. Je garde de cette expérience un très bon souvenir. Quant à savoir si je recommencerai, je ne pourrais pas vous dire !

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