Quand la réalité dépasse la fiction, rien de tel que la fiction pour soigner le réel. Quelle annus horribilis! Toute l’année baigne, marine, voire croupit dans la désolation. On se croirait dans les premiers chapitres d’une désolante dystopie. Entre les frasques éthiques du dernier Trudeau de la dynastie, les dérives autoritaires de ses collègues au Sud, les meurtres racistes ici et là, une pandémie qui ne s’essouffle qu’à moitié et une nouvelle vague de dénonciations absolument nécessaire, mais douloureuse par ce qu’elle révèle de la laideur de notre monde, il y a de quoi s’inquiéter. Même le bon docteur Pangloss peinerait à garder son optimisme.

Ils sont légion à réclamer du léger, du doux, pour panser les maux du monde. Je les encourage à refermer cette revue au plus vite, de couper court à cette chronique et de retourner dans leur bain de miel à la lavande en compagnie de leur Paulo Coelho préféré. Pas de petite douceur ici, je veux combattre le feu par le feu! Pour se rafraîchir, dans le désert, les bédouins boivent du thé bien chaud. En littérature, ça marche aussi. À l’ombre des grands livres, nos canicules sont moins pénibles. Voici donc quelques suggestions de lectures dures pour une époque qui ne l’est pas moins. Bon courage!

Commençons par une découverte récente, le fameux Ténèbre de Paul Kawczak. Ce premier roman profite de dithyrambiques critiques bien méritées, quoique la fin très explosive m’ait laissé perplexe. Une des grandes qualités de l’œuvre réside dans son fiel bien distillé contre le colonialisme, le racisme, le capitalisme, le patriarcat et autres plaies purulentes au visage de l’humanité. Sans tomber dans le moralisme, en filigrane d’un récit enlevant, Kawczak nous rappelle nos grandes errances historiques avec style. Ça fait mal, et c’est bien. Pour ne rien gâcher, on décapite, charcute, empoisonne et assassine à profusion; extrêmement sympathique!

Classique à revisiter, Le grand cahier d’Agota Kristof. La cruauté de la guerre et d’une grand-mère acariâtre sculpte le tempérament de jumeaux froids et géniaux. La faim, les privations, les sacrifices, le manque d’amour et d’espoir, tout pour nous remonter le moral! Dense et généreux à la fois, ce roman est intemporel. Profitons-en pour recommander Clous, l’unique recueil de poèmes de l’autrice. Traduits du hongrois, les vers chargés de deuils ne perdent rien de leur puissance évocatrice. Le déracinement douloureux de cette belle plume allègera votre quarantaine.

Dosto, évidemment! Crime et châtiment est d’une troublante actualité, alors que les petits Raskolnikov semblent se planquer sous chaque pierre que l’on soulève. Combien de nos agresseurs, de nos assassins, de nos ripoux portent en eux cette croyance dangereuse, cette impression diffuse d’être meilleurs que la masse, de voler au-dessus de la plèbe, d’être autorisés à commettre des crimes par droit divin? Et combien peuvent vivre impunément, l’esprit tranquille, avec cette larve au cœur? À l’heure où la psychopathie des uns effrite l’empathie des autres, on ne saurait trop recommander cette brique. Notes d’un souterrain sera aussi de mise pour le retour en confinement. Pas de doute, le moment est tout indiqué pour revisiter Dostoïevski!

Baise-moi! Comme elle est thérapeutique, Virginie Despentes, par les temps qui courent. Sa plume s’est affûtée depuis ce premier roman, mais le souffle, l’humour et la violence de ce coup d’envoi me comblent encore. Pas de concession, œil pour œil, on fonce dans le tas l’arme au poing! À relire, entre deux manifs.

Allez, un petit dernier pour la route : Grenouilles, du nobélisé Mo Yan. Déjà, c’est plutôt savoureux comme pseudonyme, Mo Yan, pour un écrivain chinois; « celui qui ne parle pas »… écrit beaucoup, et bien. Si bien qu’il décrit sans dénoncer, qu’il est célébré à l’étranger comme en sa terre natale, où il est à peine censuré. Pourtant, Grenouilles raconte les péripéties de Têtard, qui aspire à écrire la vie de sa tante, célèbre gynécologue sous Mao. Qui se cache, qui marchande, qui va jusqu’à tuer pour plaire au régime, l’humain s’y déploie en toute complexité. La gestion intrusive des naissances et ses dérives suscitent quelques réflexions des plus pertinentes, à l’heure où le contrôle des populations trouve un nouvel élan. À lire, avec ou sans masque!

Alors, vous avez perdu votre emploi pour cause de pandémie? Vous avez le temps de lire! Vous avez néantisé votre tournée de spectacles pour cause d’utilisation inappropriée, peut-être même criminelle de votre pénis? Vous avez le temps de lire! Vous êtes tabletté au poste de police pour du profilage racial digne du dernier millénaire? Vous avez le temps de quoi? Oui, de lire! Vous êtes écœurés de la course au succès, à l’argent, à la reconnaissance professionnelle et vous optez pour une saine décroissance? Vous me voyez venir? Oui, vous avez enfin retrouvé le temps de lire! Peu importe les raisons, je nous souhaite à tous et à toutes une rentrée sous le signe de la lecture, de nombreuses lectures. Qu’elles soient douces ou dures, mais qu’elles nous aident à comprendre notre monde, peut-être même à le rendre meilleur.

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