Comme Céline, Colette, dans nos mémoires vagabondes de lecteurs, n’est pas pensable sans ses chiens et ses chats. Ces deux grandes figures singulières (et pourtant si différentes!) de la première moitié du XXe siècle, leurs illustres pseudonymes, lui qui a choisi le prénom de sa grand-mère, elle qui s’attribue le patronyme de son père, on ne les imagine pas sans entendre japper et miauler leurs animaux domestiques, leurs enfants j’allais dire, dont on connaît les noms des plus célèbres, Bébert et Bessy pour lui, Toby-Chien et Kiki-la-Doucette pour elle…

On les sent féroces les chiens de Céline, et téméraire son chat Bébert, les visiteurs montés à Meudon ont témoigné, certains ont avoué la peur que la meute leur procurait, tandis que chez Colette les canins et les félins sont tout sauf méchants, ce sont des bêtes bien élevées, bien mises, qui ne feraient pas de mal à une mouche…

Céline a eu un énième quart d’heure de célébrité (comme s’il en avait besoin!) lorsque parurent récemment ses romans volés et retrouvés, Guerre, Londres, d’autres suivront, et l’énergumène sera toujours là qu’on le veuille ou non (moi, je le veux!), mais du côté de Colette c’est plus tranquille, ses scandales sont loin derrière, la bisexuelle, l’amante d’une hommasse, la danseuse nue du Lesbos Palace, cette « Phèdre » (elle dépucela l’adolescent de son second mari qui s’amouracha d’elle), ses reportages pastoraux dans la presse collaborationniste, tout ça ne compte plus, ses lecteurs s’en foutent (si certains s’en repaissent), car on lui pardonne tout, on aime tout chez Colette, c’est comme le jambon, tout est bon.

C’est toujours un plaisir de plonger dans un de ses livres, comme dans un Simenon ou un Modiano selon les humeurs, les saisons, Colette ce serait le printemps question saison, quand Modiano c’est l’automne, Simenon l’hiver, Giono l’été, Conrad quand il pleut trop longtemps, et ainsi passent les années au fil des livres (vous aurez remarqué le nouvel intitulé de ma chronique), et donc Colette était là ces jours-ci, sur le fil, chez moi, avec L’Étoile Vesper qui n’est pas un roman mais un récit, je picorais là-dedans avec plaisir, c’est la vieille Colette de 73 ans qui, arthrose à la hanche, écrit au lit (dans son « radeau-divan ») ses souvenirs d’enfance, Sido sa mère sublimée (dont elle n’alla pas aux funérailles), sa vie, ses hommes, ses amis, ses années de journalisme au Matin, sa dernière chatte qu’elle ne remplacera pas et qu’elle observe : « la Chatte Dernière, qui se mourait, indiquait d’un geste de la patte, d’un sourire de son visage, qu’une ficelle traînante était encore objet de jeu, aliment de la pensée et de l’illusion féline. Chez moi, on ne me laissera pas manquer de bouts de ficelle. »

Elle aurait 150 ans aujourd’hui, Sidonie Gabrielle Colette, la fille du capitaine Colette, née en janvier 1873 en Bourgogne, et je m’y prends un peu tard pour souligner son anniversaire. Deux nouveautés m’en donnent l’occasion, deux regards de femmes sur celle qui, devenue l’exemple même de la femme libérée, qui a eu droit à des funérailles nationales, était pourtant vue comme l’ennemie féroce des suffragettes. Emmanuelle Lambert, dans un magnifique ouvrage illustré de photos (Penn, Beaton, Freund, Doisneau, Cartier-Bresson, Lee Miller), Sidonie Gabrielle Colette, n’essaie pas de jouer la vierge offensée devant ce paradoxe et au contraire, resituant Colette dans son temps, elle sait à quel point cette amante des chats était une fière griffeuse des comportements de ses contemporaines, elle qui s’était faite toute seule après s’être débarrassée de l’emprise de son premier mari, épousé à 20 ans, l’exécrable manipulateur Willy qui signait de son nom les premiers écrits de la petite Bourguignonne débarquée à Paris, la série des Claudine.

On pardonne tout à Colette. Le temps a effacé ses égarements, ses assauts, ses dires, tant son œuvre littéraire — apolitique et si peu datée — est éclatante de lumière et de force et tant son caractère de battante (narcissique, bien sûr) est devenu exemplaire. Alors, cette interview de 1910 où elle affirma que les suffragettes auraient mérité le fouet ou le harem, et celle de 1927 où, à Walter Benjamin, elle soutenait que « les femmes auraient des difficultés à mener les affaires politiques du pays parce qu’elles ont leurs règles », Emmanuelle Lambert ne les oublie pas mais elle en rigole un brin en « imaginant la tête du pauvre Benjamin »…

Emmanuelle Lambert fait avec Colette un aussi bon travail d’approche et de compréhension que celui qu’elle a fait avec Giono (je vous ai parlé de son Giono, furioso), dont elle démêlait bien les furies du pacifisme qui paradoxalement l’animait. Colette et Giono ont eu à traverser l’Occupation, ils l’ont fait à leur manière, terré pour lui, ouverte pour elle qui publia dans la presse collabo des textes (Colette avait souvent besoin d’argent) mais des textes sur son coin de pays, sur des recettes de cuisine, des floraisons, rien qu’on aurait pu qualifier de textes de propagande vichyste. Mieux vaut retenir chez Colette, avec Emmanuelle Lambert, l’histoire d’une émancipation féminine par la sexualité et la littérature.

Dans la collection « Ma vie avec », Pauline Dreyfus, née 15 ans après la mort de Colette, nous fait part de tout ce qui d’intemporel la rapproche d’elle, les plaisirs de l’enfance à la campagne, les déménagements causés par les difficultés (Dreyfus comme Colette ont eu des pères ruinés), ses lectures innocentes des Claudine à l’adolescence, et la suite, la trajectoire impressionnante de l’écrivain (Colette aurait griffé qui l’aurait dit écrivaine et mordu qui l’aurait dit autrice), du très grand écrivain qu’était l’auteur (sans e) de La Vagabonde, de Mes apprentissages et de Chéri.

Dreyfus cite le commentaire de Le Clézio sur l’auteur de La Naissance du jour : « on lit Colette, et on oublie les mots, on oublie la barrière du langage écrit, l’auteur, la culture. On lit : on vit. »

En 1939, devant des étudiants, enjôleuse, elle expliquait ainsi son entrée dans la littérature : « Vocation, signes sacrés, poésie enfantine, prédestination? Je ne retrouve rien de tel dans ma mémoire! […] Née d’une famille sans fortune, je n’avais appris aucun métier. Je savais grimper, siffler, courir — mais personne ne m’a proposé une carrière d’écureuil, d’oiseau ou de biche. »

Photo : © Robert Boisselle

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