Il y a de ces moments où nous devrions écrire, un mot, un autre, l’objectif clair — cette chronique — et pourtant les pensées sont ailleurs. J’étais assis à la table, les enfants dormaient, à mes côtés la silencieuse pile des livres lus récemment. Pourtant, à ce moment, celui où nous devrions écrire, l’esprit se tourne vers l’actualité du jour même, le décès de Jacques Brault, poète et penseur que j’ai tant aimé, que j’aime encore, qui m’a permis de méditer au sens de bien des choses. Plutôt qu’écrire, je me suis dirigé vers ma bibliothèque. Plutôt qu’écrire, j’ai relu Brault, l’essentiel, le majestueux Brault.

Il y a de ces moments où nous n’écrivons pas, mais qui nous y préparent néanmoins. Replonger dans Brault a fait bifurquer la trajectoire de cette chronique, m’a permis de jeter un éclairage nouveau sur les lectures récentes. Je me suis gorgé du regard de Brault, de ses silences et ses paradoxes, de son dire doucement, de sa pensée qui se dépose lentement, un réverbère allumé sur la complexe vie qui nous secoue jour après jour. Chez lui, toujours cette idée de la transmission, trait dominant des deux ouvrages abordés ici.

Mémoire
Œuvre de la mémoire, que ce Correlieu signé Sébastien La Rocque, symbole de toutes ces histoires qui meurent dans l’indifférence, de ces traces qui s’effacent, le temps passe et oublie. C’est aussi un roman de résistance, une résistance de l’ombre, une résistance qui se transmet au creux d’un atelier plein de poussière, une résistance de travaux faits main, avec attention, coup de marteau, sablage et finition. L’action se passe à Mont-Saint-Hilaire où l’on côtoie l’ébéniste Guillaume Borduas, 70 ans, santé fragile, qui revisite un demi-siècle marqué par le travail et le rythme lent de jours répétés à l’infini. Avec sa tribu de bons vivants et de raconteurs qui se rassemblent les vendredis en fin de journée, Guillaume échange sur le monde qui l’entoure, la politique, les souvenirs du passé, la vie familiale. En parallèle apparaît Florence, mi-vingtaine, ébéniste en devenir, qui se dégotera, après une vilaine blessure, un stage dans l’atelier de Guillaume. Nous assistons alors à un transfert de flambeau, avec la tendresse de mouvements appris, façonnés des décennies durant. C’est la délicate rencontre de deux univers, celui d’un homme dont le parcours se termine et qui n’aspire plus à rien, et celui d’une femme pour qui tout commence.

J’ai aimé l’écriture engageante de La Rocque, lui-même ébéniste, une écriture mouvante, agile, portée par une structure hybride, tantôt narration classique, tantôt dialogues théâtraux, magnifiée par des descriptions vibrantes. Un peu comme Pierre Perrault avec ses documentaires, comme Serge Bouchard avec ses récits, cette mise en capsule d’une mémoire qui mérite d’être sauvegardée fait du bien, même si on ne peut que pleurer ce monde, le nôtre, qui se noie peu à peu. Jacques Brault écrit : « Ce presque-quelque chose, en instance de surgissement, ce presque-rien, sur l’extrême rebord du néant, oui, voilà ma maison, mon chez-moi. » La Rocque a trouvé sa maison.

Au bras des ombres
Pour Brault, imaginer constitue « la seule révolution totale et permanente ». J’ai l’impression que l’écrivaine Ayavi Lake lui donnerait raison, elle qui publie La sarzène, ample roman sur la (pas toujours facile) transmission et la (pas toujours claire) identité. L’histoire se construit autour de Coumba Fleur, de sa mère Fatou Mbaye, de son père Ousmane et de ce large clan qui gravite autour d’eux, un clan partagé entre deux continents (l’Afrique et l’Amérique), entre deux villes (Dakar et Montréal), entre deux visions — plutôt mille — d’un même monde. Après leur mariage, Fatou Mbaye et Ousmane viennent s’installer au Québec, terre de promesses et de libertés. C’est dans le grouillant quartier Parc-Extension que grandit Coumba Fleur, écartelée entre deux univers, entre ce souhait de ses parents d’adopter et de faire aimer ce nouveau monde, sa culture, ses ambitions, et ce désir vif de préserver les traces de cette vie d’avant, mélange d’odeurs, de saveurs, de sons et de couleurs. Comment peut-on grandir entre des parents plus grands que nature, entre des frères et sœurs surgis dont on ne sait où, entre le poids des attentes et des traditions? Rien ne sera ce qui devait être. Une vie peut-elle, d’ailleurs, être ce qu’elle devait être?

La sarzène, inspiré d’un mot trouvé chez le poète Gérald Godin qui signifie étrangère, est un roman de transformation, d’affirmation, de construction, saupoudré d’une dose de magie et soutenu par de puissants personnages féminins. Le succès des uns se cogne aux préjugés des autres, les histoires d’amour se butent aux déceptions. Les luttes sont vives pour se défricher un sentier dans cette forêt de rêves brisés — une lumière cherche malgré tout à faire son chemin. Il faudra fuir pour se reconstruire et réparer les trahisons, pour se guérir de cette « souffrance de l’enfance qui cherche sa place » : seul l’appel du pays de ses parents permettra à Coumba Fleur de faire la paix avec les ombres qui la hantent.

Ayavi Lake, dans cet hommage au pouvoir des mots et de la littérature, réussit à incarner avec force, avec sincérité toutes ces vies qui nous voisinent, ces parcours de gens ayant vécu l’immigration et qui portent en elles et eux les blessures et les bonheurs qui ne peuvent qu’en émerger, autant de chants d’espoir que de cris de frustration qui cherchent à se faire entendre. L’imaginaire comme révolution, disait Brault, et Ayavi Lake comme preuve qu’il disait vrai.

Risquer un pas ou deux
Je conclus avec cette phrase de Brault, qui me suit depuis longtemps, un bel écho au grand pouvoir des Ayavi Lake et Sébastien La Rocque de ce monde : « Que peut-on chaque jour, sinon risquer un pas ou deux, et de jour en jour marcher humblement, avec patience et transparence, avec une amoureuse attention pour les êtres humiliés, les choses mises au rebut, les seuls existants qui m’apprennent la grandeur vraie de la poésie-malgré-tout. » Marchons, un pas ou deux, marchons humblement.

Photo : © Louise Leblanc

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