À l’instar de Claudel, Morand, Saint-John Perse, mais peu à leur manière, Romain Gary a consenti, le temps d’un lustre, à tenir un rôle dans la grande carrière, la diplomatie, le jouant à la manière de Stendhal, séducteur, fugace. Et, en tout respect des ambitions de sa mère, fidèlement mais courtement.

Consul général de France à Los Angeles (autrement dit à Hollywood) à la mi-fifties, de 1956 à 1960, sous la présidence du général Eisenhower et de son sombre vice-président Nixon, tout juste avant l’élection de JFK, Gary aura vécu là – au 1919 Outpost Drive dans une vaste maison de type espagnol – une période de sa vie où, paradoxalement, c’est l’écrivain en lui qui va germer pour de bon. Il a écrit à la chancellerie, plus que des rapports, des romans (Les racines du ciel, La promesse de l’aube et Lady L), a fréquenté plus de stars que d’estafettes. Et, in fine, il croisa la beauté envoûtante de Jean Seberg; c’est en 1960 que Gary la rencontre, elle accompagne son mari, jeune avocat parisien venu présenter sa carte de visite au consul général.

L’apparition, en forme de coup de foudre, absolu, provoquera, après leurs amours d’abord clandestines (un appart dans l’île Saint-Louis), deux divorces, le sien avec la journaliste anglaise Lesley Blanch qui avait dix ans de plus que lui (sa Lady L) et celui de cette Américaine qui venait tout juste à 21 ans de tourner À bout de souffle, le premier film de Godard qui n’était pas encore sorti. Gary, lui, avait 45 ans. Le monde du cinéma, ébloui, allait découvrir cette Jean Seberg en vendeuse de l’International Herald Tribune dans les rues de Paris. Si l’on anticipe, on pourrait ajouter aux divorces subséquents leurs suicides successifs, en 1979 pour elle (alcool et barbituriques), en 1980 pour lui (une balle dans la bouche).

Mais qu’en était-il du diplomate Gary? Kerwin Spire a réuni un maximum de renseignements et consulté des archives inédites pour faire le point non sur la vie sentimentale de Gary (quoique… il évoque un flirt continu avec sa secrétaire, Odette de Benedictis, à qui il propose de faire un enfant…) mais sur sa carrière officielle, assez atypique merci, et même insolite, de représentant de la France à Los Angeles. Kerwin Spire a bien travaillé car son ouvrage est pure affaire de documentation pour lui qui, né en 1986 à Marseille, n’a pas été un témoin contemporain de la trajectoire de la comète Gary (le pilote de guerre de la France libre, le Compagnon de la Libération), l’écrivain qui mystifiera le monde littéraire en se dédoublant et décrochant par ce subterfuge un deuxième prix Goncourt (sous le nom d’Émile Ajar!) et n’a donc pas humé par ses deux narines ce capiteux parfum Gary. C’est un dossier qu’il signe, et, étonnamment, sans cette froideur du travail technique de l’apprenti mais une franche empathie bien sentie de l’amateur.

Consul de France aux États-Unis vers la fin des années 1950, alors que les effluves malodorants du maccarthysme flottent dans l’air, voilà ce qui rendait sa mission délicate au point de départ puisque Gary était tout de même né à Vilnius d’une mère juive et de père inconnu, et qu’il a grandi à Moscou. Pour être acceptée, la candidature de Gary fut donc maquillée par les stylistes du Quai d’Orsay. Purs mensonges, on affirma qu’il était né à Nice (alors qu’il y était arrivé avec sa mère à 13 ans) et qu’il était de religion catholique; bref on lui ajusta un costume présentable au pays de l’anticommunisme.

Ces années de la fin de la décennie 1950 sont aussi celles des « événements en Algérie », cette guerre qui ne disait pas son nom et avec laquelle Gary aura quelques misères à défendre la politique de la France, un État colonialiste dont il était le représentant, lui plutôt libertaire et humaniste. Il se verra forcé de signaler au Quai d’Orsay la présence en Californie d’agents du FLN qui s’infiltrent en quête d’appuis alors que la politique américaine prend ses distances avec la France à cet égard. Pas facile pour lui et il cachera sa honte derrière la fumée de ses Montecristo No. 4. Il danse sur le sujet quand il déclare à L’Express : « l’exemple d’un anticolonialisme justifié se transforme en un absolutisme nationaliste insupportable et très net », et qu’il ajoute qu’« il y a en Algérie une vie française aussi indéracinable que la vie arabe ». C’est la position du Camus croyant ingénument à la possibilité d’une cohabitation pacifiste des deux peuples. Et Camus qui meurt en janvier 1960. La question algérienne a donc pu jouer dans la décision que prend Gary de mettre fin à sa carrière de diplomate, carrière qui, vraisemblablement, n’était pas faite pour un homme comme lui, direct, franc, fier, téméraire, libre.

Lui qui a pleuré de bonheur le 15 mai 1958 en apprenant que le général de Gaulle revenait aux affaires en se disant « prêt à assumer les pouvoirs de la République », et qui lui consacra le 8 décembre un portrait magistral en neuf pages dans Life Magazine titré « De Gaulle : The Man Who Stayed Lonely to Save France », eh bien, lorsque son cher héros historique vint en visite officielle aux États-Unis en mars 1960, le consul insolite qu’il était n’était pas là! C’est Lesley Blanch, sa femme, qui joue l’accueil au général lors de l’escale à San Francisco!

Où était-il donc, le consul général? Sous prétexte de se rendre à Vichy (ça ne s’invente pas!) pour une cure thermale, Kerwin Spire nous apprend que Gary avait cette année-là littéralement « disparu » du radar pendant deux mois. En fait, anonymat absolu, sous garantie du secret gardé par la direction du palace, le consul général de France à Los Angeles logeait au Lutetia, boulevard Raspail, avec la Joan of Arc de Preminger, la « Patricia » de Godard, Jean Seberg, sa maîtresse qui deviendrait sa femme en 1962 et le demeurera durant huit ans de vie pas vraiment commune (leur divorce fait les unes en 1970), mais là, en ce printemps de l’année 1960, rien n’est plus important à ses yeux que son idylle menée haut les cœurs avec la mignonne Américaine aux yeux bleus venue des Grandes Plaines de l’Iowa.

Photo : © Robert Boisselle

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