Anna Hope et Lucie Rico signent deux romans tragi-comiques retraçant les étonnants paradoxes sur lesquels nous construisons nos vies et nos civilisations.

Dans l’étonnant roman choral Le rocher blanc, Anna Hope fait s’alterner quatre récits se déroulant à plusieurs époques, tous liés à un rocher considéré comme l’origine du monde par les autochtones, à San Blas, sur la côte pacifique du Nayarit au Mexique. On y suit une écrivaine en pèlerinage, alter ego de l’autrice, en quête de sens et d’un sujet pour son prochain roman. Dans ce premier chapitre, campé en 2020, elle voyage en minibus avec son mari, sa fille de trois ans, un chaman et un groupe de touristes. Au bord du divorce, désillusionnée et la pédale sur l’autodérision, elle rappelle les personnages désabusés de Nos espérances, précédent roman de Hope. Consciente de ses failles de mère, elle ressasse les infidélités de son mari, mais le but du voyage est de célébrer la naissance de l’enfant. Ils se dirigent vers le rocher blanc pour une cérémonie New Age avec les peuples autochtones. L’ironie de cette traversée de la planète en avion pour préserver l’avenir de l’enfant contre la menace climatique est aussi ridicule que représentative de nos nombreux comportements contradictoires. L’écrivaine rappelle d’ailleurs que ce lieu sacré fut le port d’arrivée de milliers de Yoemem, déportés de Sonora au début du XXIe siècle et vendus comme des esclaves.

Le chapitre suivant est consacré au récit d’une rock star, copie conforme de Jim Morrison, qui, en 1969, erre dans un hôtel de la côte mexicaine où il consomme avec excès toutes sortes de substances. Lassé par la notoriété, il cherche un sens à sa vie, désabusé lui aussi d’un succès qui ne lui dit plus rien, repassant ses trips à la fois habités d’une aura de magie et de mystère que de désenchantement. Le récit classique du parcours de la rock star déchue est parmi les plus drôles qu’il puisse nous être donné. Le chanteur « se prenant pour un dieu mais n’étant qu’un homme » pense que le rocher serait peut-être le bon endroit pour recommencer, si cette option peut encore être envisageable.

Hope passe ensuite la narration à une fille yoeme en 1907. Sa sœur blessée et elle ont toutes deux été arrachées à leur terre et sont conduites de force sur la côte pour être tuées ou mises en esclavage. Les deux filles s’accrochent aux histoires de leur enfance et à leur culture pour tenter de survivre. Finalement, le quatrième récit se consacre à un lieutenant capitaine d’expédition et quelques autres explorateurs en 1775. Le capitaine Manrique aura dans un délire des visions au sujet de la course des empires coloniaux, qui, selon lui, « aboutira à la ruine » et mènera à la Chute. Il prie les membres de l’équipage de retourner chez eux, passant dès lors pour un traître et tentant une évasion.

Avec l’ambitieux projet de croiser des destins à partir d’un rocher, témoin muet de la cupidité et de l’ego des hommes, Hope réussit le tour de force d’entremêler des récits qui épousent dans leur croisement celui des cultures qui se piétinent les unes les autres. La mise en commun de ces récits dit comment ce qui nous bâtit peut aussi nous détruire. De la volonté de puissance et de conquête à la vanité, en passant par la soif de gloire et de bonne conscience, Hope décortique les vices et travers de l’espèce humaine qui paraît petite, agitée, et courant ridiculement vers sa perte devant ce minéral immuable.

L’ironie et l’humour noir de l’écrivaine britannique font de ces récits aux multiples péripéties et construits comme des suspenses d’efficaces satires qui ne versent jamais dans le pamphlet. Alors que les discours de décolonisation sont légion aujourd’hui, ce roman, parfois un peu éparpillé mais toujours pertinent, raconte de l’intérieur les ravages de la colonisation sur le territoire maudit de l’Amérique, bâti sur celui qui appartenait à d’autres peuples avant. Le roman fait aussi état du paradoxe de la société occidentale à la recherche d’une spiritualité chez ces peuples mêmes qu’elle a tenté d’anéantir au nom du progrès deux siècles plus tôt. Ironie de laquelle Hope tire un excellent livre.

Obsédés du lien à distance
C’est à un autre de nos paradoxes que s’attaque Lucie Rico dans GPS, un roman génial et absolument original qui propose une expérience sensible du numérique dans la littérature. S’intéressant à la façon dont le monde virtuel contamine notre relation à l’espace, au lien et au récit, l’écrivaine nous fait éprouver le numérique dans la langue, la narration et la forme même de ce roman. On y suit une chômeuse cloîtrée chez elle, jusqu’au jour où sa meilleure amie Sandrine l’invite à ses fiançailles et lui envoie sa localisation GPS. Le lendemain, Sandrine disparaît, mais son point rouge de géolocalisation continue de suivre ses déplacements, devenant le centre d’attention de sa copine rivée pendant des jours à essayer d’imaginer la vie de son amie à partir des mouvements de cet amas de pixels.

Avec intelligence et humour, Rico offre une expérimentation inédite, récupérant le langage et la syntaxe des applications et des algorithmes, reproduisant les coordonnées GPS, mais faisant aussi de ce livre, dans lequel on nous dira souvent « tournez à droite », comme si nous étions sous l’emprise de cette application, une extension du monde numérique. Plus qu’un simple jeu ou qu’un roman conceptuel, GPS raconte nos vies déformées par la technologie et propose une réflexion sur ce que les cartes numériques font aux paysages et à leur perception. « Dans le GPS, le soleil ne se couche jamais, il ne pleut pas et ne vente pas. […] Tu apprécies ce monde, sans météo, sans contrainte, sans choix. Il est augmenté. […] Le GPS te propose des liens pour aller encore plus profond dans le monde. […] Tu as toutes les clés. »

Flirtant avec le thriller, ce roman à la prémisse comique est au fond tragique, illustrant jusqu’où peut mener la névrose numérique qui consiste à prendre le virtuel pour une version augmentée, enrichie, plus vraie que la réalité. Journaliste spécialisée dans le fait divers, un métier qui lui permet d’être en lien continu avec les drames, notre héroïne a besoin d’être toujours en lien avec l’extérieur, mais néglige complètement son amoureux, ne sort plus de chez elle. Ainsi en est-il du paradoxe de notre vie moderne où on s’épie les uns les autres à partir de nos appareils intelligents, devenant des obsessionnels du lien, seuls chez soi, de moins en moins capables d’entrer en nous-mêmes et de nous contenter de la seule présence physique. Rico décrit l’illusion d’arpentage du monde qu’offre le GPS qui finit par désorienter celle qui a choisi de vivre par procuration sur son écran, perdue dans ce trou de lapin où le monde rêvé devient un piège et menace de se refermer sur elle.

Photo : © Justine Latour

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