La mémoire a cette capacité de tirer vers l’oubli ce qui fait trop mal. Dans ses tiroirs secrets dorment des paysages disparus que seul un travail de fouille des profondeurs peut faire émerger. Ce sont ces mondes engloutis par le trauma que Monica Sabolo et Joyce Carol Oates explorent dans leur récit où la vérité s’extirpe de l’obscurité.

Alors qu’elle croit avoir trouvé le sujet de roman qui lui permettrait d’écrire « quelque chose de facile et d’efficace, qui aurait les chances de se vendre », en l’occurrence, les actions secrètes et clandestines du groupe terroriste français d’extrême gauche Action directe qui, pendant les « années de plomb », a notamment été tenu responsable de l’assassinat en 1986 de Georges Besse, PDG de Renault, Sabolo plonge sans le savoir dans ses propres secrets et les mensonges qui ont constitué son existence. Au fil de l’enquête qu’elle mène dans La vie clandestine autour de Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron, deux femmes tenues responsables de ce meurtre alors qu’elles avaient 27 et 29 ans, ce sont les portes verrouillées de sa propre histoire qui sautent, lui ouvrant ce « milieu aussi vaste que le visible » constitué des pans cachés de la vie.

Dans son septième roman, l’écrivaine française revisite sa vie et dresse les parallèles qui s’établissent entre celle-ci et les mouvements terroristes des années 1970 et 1980. « Je ne savais pas encore que les années Action directe étaient faites de ce qui me constitue : le secret, le silence et l’écho de la violence », écrit celle qui est née à Milan en 1971, fruit d’une liaison entre sa mère et un homme marié, qui l’abandonne quand elle tombe enceinte. De cette naissance clandestine, la petite Monica ne saura rien. Adoptée à l’âge de 3 ans par le mari de sa mère, un certain Yves S., expert en art précolombien qui travaille pour une agence des Nations unies à Genève aux activités très louches, elle découvre seulement à l’âge de 27 ans que son père n’est pas son père, cet homme qui a abusé d’elle. « J’ai passé ma vie entière à tenter de dissimuler la vérité — sans savoir de quelle vérité il était question », écrit celle qui souffre d’un trouble de dissociation psychologique qui caractérise les êtres blessés et les traumatisés, trouble qu’elle croit partagé avec Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron. L’écrivaine s’identifie à ces meurtrières qui ont été capables de tuer froidement un homme dans les rues de Paris. Sans faire de raccourci ou de comparaison boiteuse avec ces terroristes qui revendiqueront plus de quatre-vingts attentats, braquages ou assassinats sur le territoire français entre 1979 et 1987, Sabolo tisse un réseau de liens subtils autour de ces existences faites de mensonges, de blancs et de fictions.

Tout est subtilement évoqué dans ce roman fascinant soutenu par une brillante construction. L’écrivaine développe un réseau d’images sur les tiroirs de la mémoire qui s’ouvrent à l’infini, la mémoire enfouie, la fouille autour de ce qui existe et n’existe pas, tapi au fond de nous et la révélation des secrets. « Quelqu’un a débranché les fils de ma mémoire », « l’oubli représentait donc la possibilité d’une échappée, une vie clandestine », écrit-elle, pour lentement laisser remonter le souvenir disparu. Le livre se bâtit sur ce mouvement du traumatisme qui refait surface, prétexte à de captivantes réflexions sur le temps qui n’existe pas (le passé dure toujours en nous), sur la peur de s’approcher de l’obscurité qui nous constitue, « peur de faire face au noir profond, qui glace le sang, mais aussi peur de la douceur, de la fragilité et de l’humanité cachées dans ce noir ». La prose intelligente et profonde de Sabolo exerce un véritable magnétisme par son architecture tout en mouvements circulaires qui multiplient les liens et les mondes qui en cachent d’autres. La vie clandestine fait partie des œuvres qui hantent longtemps, de la même manière que les fantômes du livre imposent leur présence et dirigent en quelque sorte le récit en chefs d’orchestre de l’ombre.

Élire domicile dans le noir
La nouvelle éponyme du recueil de récits de suspense de Joyce Carol Oates, Cardiff, près de la mer, qui est plus de l’ordre de la novella avec ses presque 200 pages, raconte aussi une vie marquée par l’oubli. Clare reçoit un appel lui informant qu’elle est légataire de Maude Donegal, sa grand-mère qu’elle ne connaît pas, ayant été adoptée à l’âge de 2 ans et 9 mois. « […] Elle n’a aucun souvenir de sa famille perdue. Un voile obscurcit cette partie de son cerveau. Un rideau de gaze, quasi impénétrable. »

Séduite par l’idée d’une vraie famille, mais aussi sceptique de ce que l’ADN peut vouloir dire en termes d’attachement, Clare se demande pourquoi elle devrait se soucier de ses origines. Elle se rend toutefois dans le Maine, accueillie par deux vieilles, les grands-tantes qui se chamaillent dans une maison du bord de mer des plus lugubres. L’une d’elles a peut-être un moignon plutôt qu’un bras, ces dames veulent sans doute empoisonner Clare, et que dire de l’oncle Gerard, traumatisé par un grave accident de voiture, louche et inquiétant? Tout dans ce décor respire le mystère et un obscur secret. Si la question du pourquoi de son adoption pointe d’abord de manière timide, lorsqu’elle découvre les conditions tragiques dans lesquelles sa famille est morte et qu’elle a survécu, soudain, l’éclairage change. « Le sortilège s’est rompu. Sans doute parce que le sang se remet à irriguer le cerveau de Clare, porteur d’oxygène, de clarté. »

Clare, au prénom symbolique, se met à vouloir faire la lumière sur ce passé enfoui, entamant un processus qui n’est pas sans rappeler celui de Monica Sabolo : une quête de vérité au sujet de son histoire demeurée dans les tiroirs de l’oubli, effacée par un trauma qui aura congelé ses souvenirs.

Adoptant le point de vue de l’enfant adoptée qui découvre des gens et des lieux qui sont peut-être sa maison, à la fois familiers et étrangers, Oates réfléchit à la condition de l’orphelin qui consiste à « n’être jamais au bon endroit ». Clare a grandi dans le noir de ce début de vie effacé de sa mémoire. Oates offre un récit glaçant d’effroi et habilement orchestré, à la fois drôle et poignant, frôlant l’horreur. Trois autres nouvelles forment ce recueil où la tension dramatique côtoie une fine analyse des psychés tourmentées et hantées. Un livre incomparable sur les traumatismes, soutenu par une prose virtuose et cinématographique.

Photo : © Justine Latour

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