On dit que ces gens vivent au bord du monde, dans ses marges qu’on préfère taire et cacher. Et s’ils disaient ce que nous sommes en secret? Mariana Enriquez et Pauline Peyrade exposent sans détour ni lyrisme la violence des vies de ceux et celles qu’on qualifie de fous, d’aliénés ou de déséquilibrés.

Reine du gothique et du macabre, l’écrivaine argentine Mariana Enriquez s’est notamment fait connaître avec Notre part de nuit, un pavé noir et cruel aux notes fantastiques sur une histoire de filiation entre un père et son fils. Elle renoue avec le récit d’horreur et d’effroi dans Les dangers de fumer au lit, s’immisçant cette fois dans la tête de marginaux en tous genres : revenants, fétichistes, prostituées, enfants toxicomanes, clochards et filles violées. Avec plusieurs scènes et personnages récurrents, Enriquez propose une ode à l’étrangeté, un univers scabreux, glauque et tragique, mais aussi drôle et déstabilisant.

On y trouve une femme excitée par des hommes cardiaques, « car en général, on ne remarquait pas qu’ils étaient malades, et quand ils étaient beaux, c’était une sorte de beauté détruite en secret ». Fascinée par la fragile beauté de ces êtres malades, l’héroïne de cette nouvelle se masturbe violemment en écoutant le pouls des cœurs détruits, dont il existe tant de variétés! Il est aussi question de filles séquestrées et filmées pendant des agressions sexuelles, d’enfants enlevés qui réapparaissent trois ans plus tard, exactement comme le jour de leur enlèvement, comme si le temps s’était figé par un étrange sortilège. Y est abordé tout ce qui a trait au macabre : le fanatisme d’un adolescent pour un artiste qui vante le cannibalisme, l’engouement de jeunes pour le Ouija. Quelques passages rappellent Cronenberg, notamment lorsqu’il est question de corps mutilés, mais surtout, on remarque une originalité sans pareille et un déroutant sens de l’observation qui met l’accent sur l’aspect le plus honteux d’une réalité, cet angle mort de nos sociétés privilégiées dévoilé sans ménagement.

Le recueil se promène à la frontière d’un monde de superstitions, d’ésotérisme et de fantastique, mais jamais Enriquez ne quitte les rives de la réalité des bas-fonds de la société qu’elle ausculte avec un humour délicieusement subversif. Dans la première nouvelle, « L’exhumation d’Angelita », une fille rencontre le cadavre d’un bébé mort, la sœur de sa grand-mère, enterrée en cachette dans l’arrière-cour. Elle essaie d’étrangler le petit fantôme, mais, n’y parvenant pas, finit par accepter son existence de petite revenante, la transporte, lui achète un masque pour le visage. La nouvelle suivante raconte l’histoire d’une rivalité féminine : deux filles de 17 ans, frustrées parce que leur copine, moins jolie qu’elles, a plus de succès qu’elles auprès d’un certain Diego. Comment ce gars pouvait-il préférer « cette débile à cul plat » à elles deux! Pour se venger, l’une d’elles met du sang menstruel dans le café de Diego, méthode trouvée dans un livre de parapsychologie, « peu hygiénique mais apparemment infaillible pour ferrer l’être aimé ».

Anti-contes de fées, satires féroces d’une société répressive et de ses pires vices et travers, les nouvelles d’Henriquez font notamment le portrait d’une Barcelone pleine de toxicos et de fous, développant au passage une intéressante théorie sur la fonction de ces êtres marginaux. « Parfois j’ai l’impression que les fous ne sont pas de vrais gens. Ils seraient comme les incarnations de la folie de la ville, des soupapes de sécurité. S’ils n’étaient pas là, on s’entretuerait ou on mourrait de stress, ou de je ne sais quoi, on assassinerait ces enfoirés de flics qui ne nous laissent plus nous asseoir sur le trottoir du Musée […]. » Levant les tabous sans scrupules ni aucun sensationnalisme sur les horreurs quotidiennes, tel ce clochard qui chie devant des gens outrés d’assister à cette scène décadente devant leurs maisons cossues, l’écrivaine décrit dans le détail ce qu’on ne veut ni voir ni entendre. Ce livre confronte le lecteur à une misère qu’on redoute, montre combien nos mondes sont cloisonnés entre les gens dits « normaux » et les « autres », le voyou réduit à voler pour survivre, la jeune toxico qui se prostitue. Leur décalage avec le monde témoigne de la violence des multiples exclusions, de celles que la vie impose.

Au bord du monde
La narratrice de L’âge de détruire appartient aussi à ce clan des marginalisés, petite fille victime d’inceste et de l’autorité tyrannique d’une mère abusive. Ce court premier roman de la dramaturge française Pauline Peyrade se découpe en deux parties. « L’âge un » se passe en 1993, lorsqu’Elsa a 7 ans et qu’elle s’installe avec sa mère dans un nouvel appartement. Elsa s’étonne de trouver un lit à étage dans sa chambre, découvre sa nouvelle école et se fait une nouvelle amie, la jolie Issa, avec laquelle elle reproduira le comportement incestueux de cette mère violente, qui la rejoint la nuit dans son lit et lui « fait mal au sexe ».

Dans une langue économe, presque télégraphique, la romancière s’immisce dans la tête de cette enfant qui relate son quotidien et suit sans la comprendre la déchéance de sa mère qui la violente et lui demande inlassablement : « Dis-moi que tu m’aimes. » Le climat toxique de la relation se révèle progressivement, ainsi que celui des femmes de la famille qui se lèguent, de génération en génération, une bague qui leur fait un garrot sur le doigt avec laquelle la grand-mère blessait la mère lorsqu’elle la criblait de coups. « L’âge de détruire » serait donc une fatalité, un temps immémorial qui dure toujours : « nous nous tuons nous-mêmes pour ne tuer personne », écrit Peyrade.

Dans la seconde partie, « L’âge deux », Elsa a 20 ans et tente par tous les moyens de se tenir à distance de cette génitrice possessive et cruelle. Si le roman est sombre et froid, il est aussi charnel et traversé par les accès d’une sensualité troublée, les séismes contradictoires de la narratrice, notamment ce moment où elle découvre son désir pour Issa, raconté avec une poésie exaltée, inspirée et fébrile. D’une précision admirable, celle d’une sculpture de marbre parfaitement ciselée dont les angles et les contours éclatent dans une lumière crue, ce récit crève-cœur livré sans lyrisme rapporte avec justesse la vie d’une fillette brisée qui cherche à s’accrocher aux choses concrètes alors qu’elle glisse, chavire et suffoque. La minutie presque maladive avec laquelle elle relate sa vie, ce soin qu’elle met à dire chaque détail paraît s’élever comme un rempart contre l’effondrement. Terrible et fascinant.

Photo : © Justine Latour

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