« Il n’a jamais été, de toute sa vie, sentimental, pas un seul instant ». Pasolini concluait ainsi l’éloge funèbre du romancier Carlo Emilio Gadda, expliquant que « son absence de besoin d’autrui, cette autosuffisance dans la solitude, son besoin, illimité, de solitude, font que sa mort ne cause aucune douleur en personne : c’est sa manière inouïe de mourir ».

Carlo Emilio Gadda, né à Milan en 1893, mort à Rome en 1973, est devenu, un demi-siècle après sa disparition non pleurée, le type même du grand écrivain méconnu. Avec une œuvre qui, aux yeux de Pasolini, en faisait « l’héritier naturel de Dante », quand certains exégètes allaient jusqu’à le qualifier de « Rabelais transalpin », il aura atteint en importance littéraire les plus grands écrivains de son époque, Kafka, Joyce, Céline, Musil, mais sans avoir eu le lectorat de conséquence, sans provoquer les engouements que ses pairs tchèque, anglais, français, autrichien, gardent à jamais. Gadda le grand lombard est fin seul. Qui le lit? Qui l’a lu? Qui le lira?

Ceux qui l’ont lu, les grands chroniqueurs italiens que sont Gianfranco Contini, Pietro Citati, Alberto Arbasino et Gian Carlo Roscioni, n’ont jamais tari d’éloges sur une telle œuvre relevant de l’art baroque où Gadda a su mélanger avec maestria les influences linguistiques de l’Italie depuis l’italien courant jusqu’aux différents dialectes à travers le temps. Avec des pincées de Renaissance, de classicisme, de romantisme, y compris des argots du XXe siècle (« et parfois en six lignes seulement », s’extasiait Pasolini), Gadda a réalisé une épopée raffinée et vulgaire, se jouant autant des parlers de la rue que des raffinements aristocrates. De plus, ce célibataire était un satiriste politique (il vomissait Mussolini), un gueulard cacophonique dont l’œuvre aurait quelque chose de la tour de Babel si celle-ci n’avait été faite que de phrases.

Je n’ai pas lu Gadda. La connaissance de la douleur, L’affreux pastis de la rue des Merles, L’Adalgisa, Les voyages la mort, ses grands titres, risquent de m’être, chacun, le livre jamais lu. Je viens cependant de lire un livre sur lui, Le célibataire absolu, un livre magnifique qui relève à la fois de l’enquête minutieuse voire maniaque, de l’hommage senti d’un lecteur ébloui à un écrivain admiré, de la profession de foi en la grandeur de la littérature lorsqu’elle peut rejoindre (ou s’abattre sur) un tel scribe béni des dieux. Ce ne sont pas tous les grands écrivains qui ont droit à un tel livre d’admiration, de curiosité, d’amour, un livre qui à lui seul excuse l’absence de douleur que ressentit Pasolini lorsqu’on porta en terre le vieux Carlo Emilio Gadda.

Philippe Bordas, qui signe cet ouvrage de conviction envers la grandeur de Gadda, n’est pas du sérail où naissent les grands spécialistes de la littérature, il n’a pas de formation universitaire, il écrit vif et franc, c’est un Français issu d’une banlieue parisienne (alors que l’élite littéraire de l’Hexagone a peu célébré Gadda, la génération de Sollers l’a ignoré, aujourd’hui celle de Dantzig également) qui a découvert à 20 ans un bouquin (La connaissance de la douleur) sur la couverture duquel il a vu une photo qui l’a fait sursauter, croyant reconnaître son grand-père :

« Je n’avais pas devant moi le visage de Gadda, que je ne connaissais pas, mais le sosie du vieil homme qui m’avait appris à lire. » Avec cette « illusion d’une parenté », il va peu à peu entrer dans la vie et l’œuvre et, tout en étant chroniqueur cycliste au journal L’Équipe et par ailleurs photographe, bossant à gauche et à droite, il va lire tout Gadda, tout ce que l’on a écrit sur lui, rencontrer ceux qui le connurent et qu’il nomme « ses évangélistes », et mettre trois décennies à mener à terme ce livre particulier qu’il lui consacre et dont il nous explique, sans craindre les néologismes, le point de départ, son point de vue de dilettante : « Jamais je ne serai un chercheur, m’étais-je dit, devant mon expresso : juste un effracteur [sic], voyeur et filou : un brigandeur [sic] d’archives. »

Le résultat est d’une rare beauté, celle qui émane du regard amoureux de celui qui, contre toute adversité, poursuit sa cour, mène sa course. Avec patience, ténacité, Philippe Bordas, en essayiste atypique, tente de comprendre le mystère Gadda qui fait d’un géant de la littérature un écrivain peu lu. On réalise en traversant son pavé qu’il y avait du proto-Thomas Bernhard en Gadda, solitaire, « incorrigible railleur et vilipendeur [sic], irrespectueux et féroce, en une synthèse d’Avarroès, le prince des Commentateurs, et de Nino Manfredi, le truculent et monstrueux comparse des comédies italiennes ». Bref, refusant tout compromis, Gadda, écrit Bordas, « avait absolument tout fait de travers pour être reconnu et loué ». Entre autres, il avait fait savoir ce qu’il pensait des écrivains de son temps, Moravia, Elsa Morante, détestant leurs livres par trop « normaux ». Bordas cite un ami de Gadda qui dit sa conviction que, s’il avait vécu plus longtemps, « il n’aurait jamais lu Umberto Eco ». Eco n’a jamais rendu hommage à Gadda.

Au plus intime, Bordas, qui a eu accès aux notes inédites de Gadda qui dormaient aux archives romaines, est « pris au ventre » en les lisant. « De nombreuses notes contenaient, acheminés en contrebande, comme sortis de manteau, des aveux familiaux torturants et douloureux. » « De douleurs profondes, l’affectation théorique était l’excipient : sous le nappé de dérision savante affleurait le pathétique de la confession — une imploration d’enfant blessé. » Tôt orphelin de père, mère non aimante, misère économique, formation d’ingénieur non désirée mais forcée par l’ambition maternelle, un boulot au Vatican (surveillant du système électrique!), bref une vie sans sentiment autre que le ressentiment comme le dira Pasolini qui était son admirateur mais dont Gadda détestait du poète-cinéaste le caractère « d’homosexuel professionnel ».

Bordas a retrouvé une voisine de Gadda et la fille de celle qui fut sa gouvernante dans les dernières années; il est allé les voir, il a obtenu sa vieille casquette, il aurait bien aimé repartir avec le vieil imper mais peine perdue; parmi ses informations recueillies, celle-ci qui ne s’invente pas, et Citati le confirme : cette gouvernante dévouée, Giuseppina Liberati, qui avait hérité de tous les avoirs de l’écrivain, a décidé de s’installer dans sa chambre, de dormir dans son lit : « Dans la chambre où il y avait encore tous ses habits, toutes ses chaussures. Et chaque dimanche, elle les cirait. »

Photo : © Robert Boisselle

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