Benoît Peeters, biographe de métier (Derrida, Ferenczi, Valéry, Hergé), est le premier à se frotter audit pape du Nouveau Roman afin de rajuster la vie et recadrer l’œuvre de celui qui s’est tant plu à bâtir sa légende, à jouer le rôle du casse-pied, déjouant ses ennemis et ses lecteurs; un ambitieux assumé qui revendiquait outrance et immodestie.

Pour Peeters, c’était un réel défi qu’un tel boulot et il a relevé le challenge. Il brosse un tableau net et mesuré de celui qui, il le reconnaissait lui-même, était « connu pour sa notoriété »…

C’est un travail patient et honnête, une entreprise tant le sujet, ce sacré Robbe-Grillet, s’est, au long de sa vie (1922-2008), largement expliqué, longuement raconté, ardemment débattu. « C’est comme s’il avait enseveli les commentateurs futurs sous une impressionnante quantité d’écrits et de propos à la fiabilité incertaine », explique le brave biographe. Son travail délicat et franc (il n’accable pas l’homme et l’innocente dans son orgueil…) nécessitait d’avoir été un lecteur enthousiaste de l’œuvre, impressionné et séduit par un écrivain mettant à mal les vieilles certitudes sur le récit, le réalisme, le personnage, mais aussi d’avoir pu, avec le temps, réaliser que, telle Odette pour Swann, Robbe-Grillet n’était pas son genre, avouant que sa passion de lecteur allait à l’œuvre de Claude Simon (car si Robbe-Grillet a été le fédérateur d’une grande école littéraire, il ne fut pas le plus doué d’entre eux).

Parmi Sarraute, Pinget, Ollier, Butor, Duras, et Beckett qui est un cas à part, un cran au-dessus de la mêlée, Robbe-Grillet était le plus remuant, un attaquant allant jusqu’à l’effronterie, le seul à se creuser (comme une tranchée) un rôle dans la théorie avec son essai Pour un nouveau roman, ramassis d’articles (il les multipliait) dans lesquels il n’avait de cesse d’expliquer la nécessaire rupture à accomplir avec les prédécesseurs, le besoin de tuer Balzac, d’explorer de nouvelles formes, la fonction de l’art étant devenue, selon lui, de « mettre au monde des interrogations (et aussi peut-être, à terme, des réponses) qui ne se connaissent pas encore elles-mêmes ».

Fort bien. « Robbe » (comme il appelait son père, un anarchiste de droite qu’il adorait) n’a jamais eu froid aux yeux, c’était un baroudeur mais, en littérature, il fut plus un technocrate impétueux qu’un artiste inspiré et on a raison (Peeters et moi et bien d’autres) de préférer s’embarquer dans la lecture d’un Simon (Le palace), d’un Sarraute (Les fruits d’or), d’un Pinget (L’hypothèse), d’un Butor (La modification), d’un Duras (Moderato cantabile) que d’aller s’empêtrer dans ses intrigues faussement policières, volontairement indéchiffrables, délibérément inextricables, crânement chaotiques.

Quant à Beckett… le grand Sam, satiriste solitaire, le seul fil qui le rattache à la bande s’appelle Jérôme Lindon, l’éditeur de Minuit, dont la lecture de Molloy qu’il fit dans le métro, le jour de la réception du manuscrit en 1953, lui fit éclater la rate et rater sa station…

Peeters (par ailleurs scénariste de BD) s’attarde, croyant que là se trouve la donnée majeure de la personnalité de l’auteur des Gommes, sur le couple breton qui le mit au monde: le père, une « gueule cassée » de la 14-18, la mère qui dans sa jeunesse avait été prof de français dans une école allemande, tous deux des rebelles nés, pétainistes, antisémites, athées, furieux contre l’Église, deux réacs de fond qui continuèrent de garder la photo de Pétain accrochée au mur du salon après la Libération! Jusque dans les années 1950 et, pis encore, ils virèrent communistes quand De Gaulle refusa qu’on dépose les cendres du maréchal au fort de Douaumont. Peeters, qui sait l’amour « débordant » que Robbe-Grillet a voué à ses parents, les logeant chez lui dans leurs vieux jours, conclut que le côté provoc du « pape » a germé dans ce terreau familial nauséabond et il comprend que le romancier du Miroir qui revient a longtemps assumé cet héritage, qu’il n’a jamais caché être issu de ce milieu, se départant peu à peu, l’évolution du temps oblige, de ces positions extrêmes; la preuve en est que Robbe-Grillet fut l’un des intellectuels à signer le Manifeste des 121 sur l’insoumission dans la guerre d’Algérie.

Une nuit sur France-Culture, j’entendais Peeters causer de Robbe-Grillet, dire que, qu’on l’aime ou non, cet homme était devenu, dans le paysage littéraire d’après-guerre, un phénomène sur pattes, traduit dans le monde entier; il donnait des conférences dans les universités américaines à la manière d’une star du rock, cachets élevés, salles bondées; il a su créer un bruit autour d’une littérature difficile mais importante, et il n’a pas craint d’écrire des livres dont il savait que les ventes ne suivraient pas et ne viendraient que plus tard. Le fan de BD qu’est Peeters résume le caractère du « Robbe » fils (clair phylactère): « J’aime bien agacer les gens, mais je n’aime pas qu’on m’emmerde. »

Il y avait de l’humour féroce chez Robbe-Grillet, fâcheusement et heureusement, l’homme savait fort bien qu’il exagérait ses colères pour mieux les réussir, il qualifiait les critiques littéraires d’« incultes » et leur écrivait des lettres respectueuses, il maudissait les romanciers qui n’étaient pas de sa catégorie (tous, sauf ceux de Minuit) mais sur le tard il se fait élire à l’Académie sans se faire tailler l’habit vert et sans daigner y siéger (élu oui, reçu non). Quand il se mit à faire du cinéma (homme, il n’eut pas à essuyer le trait de Desproges sur Duras : « elle n’a pas écrit que des conneries, elle en a filmé aussi »), il affirmait ne pas être cinéphile, celui-ci étant à ses yeux un « débile mental […] qui se précipite dans n’importe quelle salle […] de façon hébétée ».

Bref, on ne s’ennuie pas avec lui en lisant sa biographie, en comptant ses impolitesses, ses audaces, ses crachats dans les soupes, on s’y ennuie moins que lorsqu’on le lit dans ses œuvres à lui, scripteur anonyme menant un jeu combinatoire pouvant à la limite être confié à une machine… enfin si je résume bien sa théorie

L’homme qui aimait agacer fut cependant très emmerdé lorsqu’en 1976 arriva à L’Express un jeune critique corse qui fit remarquer à ses lecteurs : « Ce n’est pas un hasard si dans l’Espagne de Franco on a traduit Robbe-Grillet et interdit Genet. »

Photo : © Robert Boisselle

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