Le premier réflexe que j’ai devant cette question est de lui répondre par l’affirmative. Oui, les gars musclés lisent autant que les autres. Et puis, je repense à cette question, je la triture dans tous les sens, essaie d’y voir un sens caché.

Charles Sagalane, Carl Bessette, Hector Ruiz, Shawn Cotton sont tous des gars que je connais qui ont la double caractéristique de faire du sport et de lire beaucoup.

Mais peut-on considérer qu’ils sont musclés?

J’avoue considérer le soccer, le hockey et bien sûr le marathon plutôt comme des sports d’endurance qui nécessitent une grande souplesse musculaire et un bon cardio plutôt qu’une masse musculaire importante permettant de lever de très lourdes charges dans un laps de temps court. D’autant plus que quand l’on fait un sport qui consiste surtout à parcourir de longues distances, nous avons tout notre temps pour penser (si penser nous faisons, car comme l’écrit Murakami dans Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, il est très difficile de se concentrer sur une tâche autre que courir quand nous sommes dans une course de fond).

En ce qui a trait à l’entraînement musculaire, c’est différent. Plusieurs programmes d’entraînement imposent des séances de haute intensité entrecoupées de périodes de repos durant lesquelles l’athlète n’a pas grand-chose d’autre à faire que regarder dans le vide ou bien son cellulaire (ce qui revient un peu au même selon moi). L’entraînement musculaire me semble alors être le sport1 tout désigné pour l’homme de lettres qui a tendance à s’échapper dans sa tête.

Et c’est pour cette raison, je crois, que des gars comme Denis Chassé, ancien homme fort, coach de gym maintenant à la retraite et plus grand lecteur que je connaisse, existent.

Ma première rencontre avec Denis s’est faite au gym où il travaillait. Personnellement, j’ai pris l’habitude d’apporter des recueils de poésie avec moi lors de mes séances de musculation. Les séances de repos entre deux séries me paraissent moins longues et pénibles quand je lis quelques poèmes. Cette fois-là, je lisais Birthday letters de Ted Hugues, sous la recommandation de Shawn (le même que plus haut). Je prolongeais impétueusement mon temps de repos pour terminer un poème, quand un homme plus large que haut (5 pieds 6, 5 pieds 7 pour au moins 265 livres je dirais, selon mon souvenir) me tapa sur l’épaule.

– Hey, quessé tu lis?
– Euh ça, que je dis en montrant la page couverture, perdant mes mots sous l’effet de la surprise.
– Ah ouais, c’pas pire, mais moins bon que Plath. Je suis content de savoir qu’on est deux à lire de la poésie icitte.

Et il retourna d’une démarche très caractéristique des gens qui n’ont plus beaucoup de flexibilité dans les genoux (mon père a la même) dans la section réservée aux soulevés de terre. C’était ma première rencontre avec Denis.

Je l’ai revu plusieurs fois par la suite, mais pas au gym (j’avais changé d’établissement). Là où je revis Denis, c’est à la bibliothèque municipale où je travaillais comme commis.

Lire tout Victor-Lévy Beaulieu, se ramener en mémoire Dune avant la sortie du film, excaver de vieux exemplaires de Blake et Mortimer des archives : ce sont de ses objectifs de lecture dont je me souviens. Il m’a conseillé des auteurs américains qui ont changé ma façon d’écrire et chaque fois que je tentais de lui rendre la pareille, il me disait : « Ha oui, je l’ai lu il y a longtemps, je pourrais m’y remettre. »

Jamais je ne l’ai pris à défaut d’un quelconque classique de la littérature québécoise ou américaine tous genres confondus. Au pire, il me disait qu’il l’avait parcouru; au mieux, il me disait qu’il avait déjà profité d’une compétition de force dans la ville de résidence de l’auteur pour aller à une lecture.

Mon histoire préférée, c’est celle de son souper, bien arrosé, avec Gaston Miron.

Je le suspecte d’être un peu mythomane sur les bords, mais quel sportif ou amateur de littérature n’aime pas se faire raconter une bonne histoire au risque d’en gonfler quelques éléments? Il me faudrait aussi parler d’Alain, mon coach de balle-molle qui me parle toujours de romans sportifs obscurs dont personne n’a jamais entendu parler, mais bon, je ne m’attarderai pas sur les amateurs de balle, car ce sont des lecteurs d’une autre catégorie. On les comprend, ça peut tellement être long, un match de balle.

En bref, je crois que les lecteurs (et lectrices2) sont là où on les attend le moins: dans une salle de gym, un bus pendant les voyages d’équipe3 ou bien dans une librairie indépendante entre deux matchs et, on va se le dire, c’est ben correct comme ça.

 

Anthony Lacroix
Anthony Lacroix, qui cumule plusieurs emplois dont celui de libraire à la Librairie Boutique Vénus de Rimouski et celui de directeur de la maison d’édition Fond’tonne, est également poète. Il a publié deux livres de poésie aux éditions de La maison en feu — Les femmes que j’aime ne font pas de bicyclette (2021) et La scoliose des pommiers (2022) —, des ouvrages qui dénotent sa grande maîtrise à créer des images fortes et rafraîchissantes, à partager les émotions puissantes du quotidien. Son prochain titre à paraître trouve écho dans certaines thématiques ci-dessus abordées : il s’agira de Proust au gym, aux éditions de Ta Mère.

Photo : © Marianne Verville

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1. Pour ceux et celles qui ne considèrent pas la musculation comme un sport, je leur suggère la lecture de Arnold : The Education of a Bodybuilder écrit par Arnold Schwarzenegger ou bien le visionnement du documentaire Arnold sur Netflix dans lequel il rapporte les mêmes propos, mais de façon plus laconique.
2. Pardon si j’ai parlé tout au long de gens s’identifiant comme homme, la question était dirigée dans ce sens-là, mais je crois que la culture du gym est tout aussi vécue par les femmes; en témoigne le livre Mise en forme de Mikella Nicol publié au Cheval d’août.
3. N’était-ce pas le trait qui définissait Jean Béliveau?

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