Fondée par l’écrivain et essayiste Kenneth White au tournant des années 1990, la géopoétique est une approche de recherche-création visant à intensifier le rapport au monde des êtres humains, à le rendre plus sensible et plus intelligent. Occupant un « champ de convergence potentiel1 » à l’intersection de la philosophie, de la science et de la poésie, elle décloisonne des disciplines (géographie, écologie, sociologie, biologie, littérature, etc.) souvent explorées isolément, les fait entrer en dialogue pour déployer de nouvelles perspectives existentielles.

Quelles que soient leur discipline artistique ou la singularité de leur démarche personnelle, les géopoéticiens et géopoéticiennes ont un objectif commun : cultiver leur propre rapport au monde et à l’existence, de manière à conférer « le maximum […] de présence, de perception, de compréhension, d’expression et de communication2 » à leur pratique.

Bien qu’ils étudient en profondeur les territoires qui les appellent, les géopoéticiens et géopoéticiennes délaissent régulièrement les livres et l’atelier pour les parcourir et s’y abandonner. Centrale à la géopoétique, l’immersion physique de l’artiste au sein d’un lieu (rural ou urbain, bucolique ou abject, familier ou exotique) est cruciale pour « déplier les multiples facettes3 » de l’espace et le rendre dans toute sa complexité, de ses dimensions sensorielles aux forces géophysiques qui le façonnent, en passant par le climat qui l’enveloppe, les êtres vivants (animaux, végétaux, champignons, humains) qui le peuplent et les empreintes anthropiques que l’on y décèle. Se gardant de jeter sur la faune ou les paysages un regard romantique qui « révèle autant qu’il recouvre4 », les géopoéticiens et géopoéticiennes se tiennent en équilibre, débusquent beauté et laideur, résilience et épuisement, persistance et disparition.

Transdisciplinaire et plurielle, elle est à la fois un travail appliqué sur soi, un élan vers le dehors, une recherche, une présence, une écoute et une éthique; une manière d’être au monde que des artistes de tous horizons revêtent pour explorer deux questions, simples, mais vertigineuses : qu’en est-il de la vie sur terre et qu’en est-il du monde?

Une littérature géopoétique peut-elle changer le monde? Non. Bien sûr que non. Peut-elle, dans la mesure de ses moyens, participer à la lutte environnementale? Oui. Bien sûr que oui.

Certes, son champ d’action est limité. Infime même, en regard de l’ampleur et de l’urgence de la situation actuelle. Cela ne l’empêche pas pour autant d’être critique, engagée et agissante.

Située « en dehors du brouhaha et de la pensée-réflexe de son époque », la géopoétique « capt[e] des signaux inédits5 » où l’on ne voit d’ordinaire que du banal. Elle retire nos ornières, extrait de l’indifférence les espaces, les phénomènes et les êtres en nous les faisant rencontrer comme pour la première fois. Toute de sensibilité, de justesse et de profondeur, la géopoétique renouvelle notre manière d’appréhender le réel, nous le donne à voir, à le ressentir et à réfléchir sur de nouvelles bases.

C’est grâce à cette propriété régénérative à éclairer la crise écologique différemment que la géopoétique peut participer à la lutte environnementale. Donner corps à tout ce que nous savons déjà sans que cela nous meuve ou nous émeuve. Accroître l’écho des signaux d’alarme que nous connaissons par cœur sans véritablement ressentir leur urgence. Dévoiler l’étendue des ramifications de la crise écologique, autour de nous comme en nous.

Relier les points.

Exposer les liens entre l’érosion côtière, l’aménagement du territoire, la réduction du couvert de glace hivernal, le réchauffement climatique, les tempêtes de plus en plus puissantes et l’écoanxiété galopante des riverains et riveraines de la Gaspésie.

Tisser ruralité, politique municipale, croissance économique, monoculture, insecticides, effritement des populations d’oiseaux champêtres et impuissance des êtres humains assistant à cette lente disparition.

Associer éclairage public au XIXe siècle, réchauffement climatique, courants océaniques, zooplancton, pêche au homard, politique fédérale, intensification du trafic maritime, extinction des baleines noires, détresse existentielle et consternation.

Ni journalistique ni documentaire, la littérature géopoétique dessine des écosystèmes textuels complexes (humains, chaotiques, imparfaits, sensibles) offrant une expérience du réel ampliative, pluridimensionnelle et saisissante, susceptible d’amener le lectorat à interroger son propre rapport à la nature en le comparant à celle des poètes ou des personnages du livre. Cette mise en résonance ouvre un dialogue muet entre le lectorat et le texte. Un dialogue qui, bien que subtil, peut résonner, provoquer des réactions physiques ou émotives, éveiller des souvenirs enfouis ou, mieux encore, soulever des questions inconfortables.

Ai-je déjà parcouru une forêt avec autant de profondeur et d’intensité? Quels sont les angles morts de ma perception? Serais-je capable de reconnaître un oiseau? D’identifier les fleurs sauvages au bord de l’autoroute? Qu’en est-il de mon rapport au monde? Est-ce que je l’habite profondément ou seulement en surface?

C’est à travers cet échange entre l’œuvre et le lectorat que la géopoétique peut bousculer, semer le doute et, avec un peu de chance, faire germer de nouvelles idées.

Cela peut sembler bien peu. Trop peu. Or, selon William Rolston III, ce qu’il nous faut préserver avant tout, « ce n’est pas tant la nature que la relation que [nous tissons] avec la nature6 » et, même peu, même mal, la géopoétique défriche notre conscience, y creuse de nouveaux sillons et, ce faisant, cultive notre relation au monde, au vivant et au territoire.

Plus j’y pense, plus ce peu prend des airs de beaucoup.

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1. White, Kenneth, Le Plateau de l’Albatros, Paris, Grasset, 1994, p. 27.
2. White, Kenneth, cité par R. Bouvet dans Vers une approche géopoétique, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2015, p. 9.
3. Bouvet, R. Marcil-Bergeron, M., Vers une approche géopoétique du récit de voyage, Arborescences, n° 3, 2013, p. 9.
4. Rolston, William (traduit par H.-S. Afeissa), dans Esthétique de l’environnement : Appréciation, connaissance et devoir, J. Vrin, Paris, 2015, p. 287.
5. Alexander von Humboldt, cité par K. White dans Le Plateau de l’Albatros, Paris, Grasset, 1994, p. 27.
6. Rolston III, William (traduit par H.-S. Afeissa), dans Esthétique de l’environnement : Appréciation, connaissance et devoir, J. Vrin, Paris, 2015, p. 287.

 

Antoine Desjardins
Antoine Desjardins, né en 1989, est l’auteur d’Indice des feux (La Peuplade), un recueil de sept fictions qui interpellent l’humanité devant la crise environnementale, liant drames intimes et déséquilibres écologiques, sans tomber dans la culpabilité. Une langue forte, une profondeur déstabilisante : pas étonnant que son livre ait remporté le Prix du roman d’écologie, des éloges français qui démontrent l’universalité porteuse de ses écrits.

Photo : © Caroline Perron

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