La lumière sur les tombes

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Dès les premières lignes du Mythe de Sisyphe, Albert Camus affirmait qu'«il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux: c'est le suicide».

Trois mois après que mon ami écrivain et excorrespondant de guerre Paul M. Marchand (Sympathie pour le diable, Le paradis d’en face) se soit enlevé la vie à Paris et quelques jours après que la romancière Nelly Arcan (Putain, Paradis, clef en main) ait fait de même à Montréal, j’ai, comme beaucoup d’autres, médité sur le sujet, avec en tête les réminiscences de lectures d’adolescence. Car «juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie», poursuivait Camus dans cet essai qui s’inscrit dans son «Cycle de l’Absurde».

Pour des motifs qui au fond ne regardent personne, Marchand et Arcan ont choisi cette réponse à leurs dilemmes existentiels. J’insiste sur le pluriel, en souvenir d’une autre formule camusienne: «Ah, que les hommes sont pauvres en invention. Ils croient toujours qu’on se suicide pour une raison. Mais on peut très bien se suicider pour deux raisons», disait JeanBaptiste Clamence, le héros et narrateur de La chute. Que Paul Marchand ait ramené de Beyrouth et de Sarajevo, dans sa chair et dans son âme, des blessures si profondes qu’elles ne le quitteraient plus, que Nelly Arcan, alias Isabelle Fortier, ait été, à l’instar de son idole Norma Jeane Mortenson/Marilyn Monroe, victime de la dictature de l’image et de la perception extérieure qu’elle dénonçait avec véhémence importe assez peu au final.

Certes, on peut tenter de comprendre ou d’expliquer leur geste, mais on se gardera de le juger ― par respect et par pudeur, d’abord. Mais aussi pour éviter de céder au «jovialisme» benêt d’un Richard Martineau, homme d’opinions (selon ses propres mots, l’ersatz chic de Jeff Fillion éprouve un amour à ce point immodéré pour la vie, sa propre vie sans doute, qu’il comprend mal qu’un individu puisse mettre un terme à la sienne, surtout si on a du succès médiatique) ou de sombrer dans le moralisme à deux sous d’une Denise Bombardier. À l’émission de Paul Arcand à laquelle elle contribue quotidiennement par ses réflexions si éclairantes, la Mère Supérieure de nos médias déplorait presque l’attention accordée au suicide de Nelly Arcan qui n’avait après tout publié que trois livres. (Ce à quoi on a envie de lui répondre que, toute mince soitelle, l’oeuvre romanesque d’Arcan a bien plus de chances de laisser une marque plus indélébile dans nos Lettres que certaines bluettes sur lesquelles il vaut mieux ne pas revenir…)

«La mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain», écrivait le poète et théologien anglais John Donne, dont l’oeuvre est imprégnée par une obsession paradoxale pour la mort, à la fois souhaitée car elle relie l’Être à l’éternité, et redoutée car elle le précipite dans le néant. Ces mots empreints de sagesse me sont aussi revenus en tête, à la lumière du chapelet d’insultes avec lequel certains esprits chagrins ont accueilli l’annonce du décès du cinéaste et écrivain Pierre Falardeau, emporté par le cancer quelques heures après de la mort de Nelly Arcan. Certes, le controversé polémiste avait luimême fait preuve d’inélégance à quelques reprises, notamment lors du décès de Claude Ryan. Mais les torts de l’un n’excusent pas les excès des autres. Et, force nous est de reconnaître, dans le cas de Falardeau, comme dans celui de Marchand ou d’Arcan, que la mort nous a ravi ici des artistes de valeur qui, chacun à leur manière, chacun dans son registre, ont su jeter un éclairage inédit, lucide et implacable, sur un aspect de notre triste condition humaine.

Un drôle de hasard veut que le mot «paradis» fasse partie du titre des ultimes romans de Marchand et d’Arcan. Je ne saurais dire si l’un ou l’autre croyait en une vie après la mort, ou si Falardeau rêvait d’un autre «monde meilleur» que le Québec souverain qu’il n’a hélas pas vu advenir. Pour ma part, n’étant pas croyant, je n’ai rien à offrir comme réconfort à leurs proches éplorés que je salue au nom de toute l’équipe du libraire. Rien d’autre que de sincères condoléances et cette unique conviction: s’il est vrai, comme le clamait Léo Ferré, que la lumière se fait sur les tombes, alors ni Marchand, ni Arcan, ni Falardeau ne sauraient sombrer dans l’oubli.

Elle et eux nous ont suffisamment donné pour que nous leur soyons collectivement reconnaissants.

Et pour que nous nous souvenions.

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