Ça fait un moment que je pensais écrire cet article sur la mort. Pas celle que l’on retrouve dans les livres, mais celle que les libraires côtoient lorsqu’un client ou une cliente de longue date meurt. Ces deuils particuliers, que nous vivons d’une certaine façon en silence, nous affectent et laissent un vide comme seule la mort peut le faire. Dans ce rapport de proximité que nous créons avec notre clientèle, c’est un facteur avec lequel il nous faut composer.

Si c’est maintenant que j’écris cet article, c’est dû à une promesse que j’ai faite à Pierre. Il y a plusieurs mois déjà, il m’a téléphoné à la librairie pour me dire que j’allais perdre un client. Comme je savais qu’il avait des problèmes de santé, qu’au départ il ne croyait pas si graves, j’ai tout de suite compris que sa phrase n’était pas qu’une simple métaphore. Il venait de m’annoncer sa mort prochaine. J’ai encaissé la nouvelle par un silence (que dire sinon?), pendant qu’une vague d’émotion me traversait tout le corps. Une fois le choc passé, le trémolo dans la voix, je lui ai posé des questions sur sa situation, à savoir comment il anticipait sa fin de vie. Je savais qu’avec lui, je pouvais oser aborder le sujet sans faire de détours compte tenu de la grande ouverture que je lui ai toujours connue. Avec énormément de sincérité et de lucidité, il m’a dit qu’il ne voulait pas d’acharnement thérapeutique. Quelques mois de plus ne changeraient rien à une vie dont il a profité pleinement. Sa sérénité m’a profondément remué. Je me sentais privilégié de partager un tel moment avec lui, de la même façon qu’on partageait l’amour des livres.

J’ai été important pour lui autant qu’il l’a été pour moi. Pierre, qui était client de Françoise avant que j’acquière la Librairie du Square, a été le premier à m’accueillir en tant que nouveau propriétaire. En guise de bienvenue, il m’avait offert le livre Conversation en Sicile d’Elio Vitorino (Gallimard) avec une petite dédicace qui finissait comme suit : Bona Fortuna Éric et la Librairie du Square. Cette délicatesse m’avait évidemment touché. C’était la première fois qu’un client osait m’offrir un livre. Durant les sept années qu’aura duré notre relation, Pierre me fera plusieurs fois l’honneur de ces belles attentions. À titre d’exemple, chaque premier juillet, date officielle de l’achat de la librairie, il tenait à souligner ce moment important en m’offrant une carte, une bouteille de vin ou encore un livre pour me remercier d’être son libraire. C’était normal pour Pierre de faire ça pour les gens qu’il appréciait.

Il n’y a pas que Pierre que je regrette depuis l’acquisition de la librairie. Il y a Jean, Raymond et Alexandre. Jean, c’était nul autre que Monsieur Royer, le grand ami de Miron. Jusqu’à la fin, il aura été à l’affût de ce qui se publiait en poésie, autant ici qu’en France. Il avait constamment des recueils en réservation ou en commande qu’il venait chercher de façon régulière. Toujours d’une grande gentillesse, j’avais plaisir à le servir. Conscient de ce qu’il représentait dans le milieu littéraire, j’aimais discuter avec lui et l’écouter me parler de poésie et de son parcours. Vers la fin, diminué par la maladie et ayant du mal à se déplacer, comme il habitait à côté de la librairie, je lui avais proposé d’aller lui livrer ses livres. Je n’ai pu le faire qu’une seule fois car il est mort peu de temps après. Je n’oublierai jamais le sentiment de tristesse qui s’est abattu sur moi au sortir de chez lui. Ce grand homme de lettres semblait si seul et si vulnérable dans son minuscule appartement1.

Ensuite, j’ai dû composer avec la disparition de Raymond Martin, qui avait consacré une grande partie de sa vie aux éditions Triptyque. Tous les jours, il venait faire son tour à la librairie avant d’aller boire un verre au P’tit Bar, juste à côté. Amateur de courts textes, il achetait au moins une plaquette à chaque visite, souvent celles publiées chez Allia. Quand j’en recevais de nouvelles, je les mettais de côté pour les lui montrer. Un jour, il n’a plus été en mesure de venir et il est mort précipitamment. La dernière fois que je l’avais vu, il m’avait dit, le regard hagard en se touchant la poitrine, qu’il ne se sentait pas bien. Cette douleur qui l’accablait (et qui le faisait sans doute beaucoup souffrir) lui aura été fatale.

Pour finir, il y a eu la mort d’Alexandre. C’était un client discret qui ne commandait que des éditions originales de la collection « Blanche » de chez Gallimard. Ce que j’aimais de lui, c’est qu’il n’avait pas le profil type du littéraire (ou de l’image qu’on s’en fait). Il en était d’ailleurs conscient. C’était un simple commis d’entrepôt d’une chaîne de magasins, mais il avait pour passion les grandes œuvres de la littérature.

Comme la plupart de ses commandes spéciales mettaient du temps à arriver, il s’arrangeait pour en avoir plusieurs en route. Dès qu’on l’appelait, réglé comme une horloge, il venait les chercher et en commandait de nouvelles. Un jour, ses réservations se sont accumulées sans qu’il vienne. Inquiète qu’il lui soit arrivé quelque chose de grave, Laurence, qui travaillait alors avec moi, a fait une recherche dans Internet et elle est tombée sur sa chronique nécrologique, qui mentionnait qu’il était mort d’un AVC. Il avait à peine 40 ans. Ce fut un choc pour elle et moi2.

Il va sans dire que Pierre, Jean, Raymond et Alexandre ont laissé un vide dans le sillon de leur mémoire. Rien qu’à les évoquer, je suis rempli de tristesse. Une chose est certaine, ils m’habitent encore. Plus que ça. Ils sont, d’une certaine façon, présents à travers les rayons de la librairie. Par exemple, il y a plusieurs livres que Pierre aimait qui font partie de mon fonds et de mes recommandations. J’ai une dizaine de publications de M. Royer dans ma section poésie, car je me fais un devoir d’honorer son travail d’écrivain. Quant à Raymond, seront toujours associées à lui les plaquettes, à commencer par celles des éditions Allia. Et impossible de ne pas penser à Alexandre lorsque je vois d’anciens titres de la collection « Blanche » de chez Gallimard. Mais leurs présences ne s’arrêtent pas là. Quelques titres qu’ils avaient commandés et qu’ils n’ont pas eu le temps de venir chercher reposent, à l’insu de la clientèle, sur les tablettes de la librairie. Quand je les manipule en rangeant d’autres livres, il m’arrive de sourire en me disant qu’il n’y a pas que le fantôme de Gaston Miron qui veille sur la Librairie du Square.

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1. J’ai écrit un article dans le numéro 56 de la revue Les Écrits (automne 2019) dans lequel un hommage lui était rendu.
2. Au moment de terminer cet article, j’ai appris qu’une de mes bonnes clientes, grande lectrice curieuse et aguerrie, souffrait de démence. Elle n’est désormais plus en mesure de lire.

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