Zoe Whittall: Le cœur a ses raisons

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Cœurs Molotov, le roman en forme de journal intime, sensible et déjanté de la jeune auteure anglophone Zoe Whittall, incarne sans aucun doute une certaine tendance actuelle de l'écriture, celle, en fait, de toute une nouvelle génération d'auteurs. Une façon de traduire une quête, un vécu tout simple ou une interrogation véritablement existentielle par le biais de la description, j'aurais envie d'écrire dans ce cas-ci «In Your Face», brute, crue, nue, du quotidien le plus prosaïque. La vie, petite, intime, triviale, dans son aspect le plus élémentaire, mais avec une dimension toute symbolique. Là où un Flaubert aurait traduit la passion par la lyrique course folle d'un fiacre à travers la ville, par exemple, l'auteur moderne dépeint les miettes sur le bord de la table de cuisine et le mascara qui coule.

C’est ainsi que chez Zoe Whittall, la tourte congelée abandonnée sur la table de salon d’un petit appartement pauvrement décoré devient symbole d’émancipation, les barrettes dans les cheveux rappellent les attaches avec l’enfance.

L’héroïne de Cœurs Molotov, Eve, n’a que 18 ans bien que son entourage pense qu’elle a franchi le cap de la vingtaine. Assoiffée de liberté, elle a quitté ses parents anglophones pour se jeter dans les bras de Della, artiste déjà mûre et ardente souverainiste, au cœur du Montréal artistique, gai et urbain des années 90. Arpentant la ville en compagnie de ses amis et colocataires bigarrés de la rue de
l’Esplanade, Seven et Rachel, Eve s’abîme dans une relation homosexuelle complexe avec cette femme qu’on devine toxique, qui fréquente son ex, mystérieuse créature seulement désignée sous le nom de XXXX. Eve aime d’un amour jaloux Della, cette adepte de l’amour libre, du pot et des pilules de toutes les couleurs.

Quand le cœur balance
Eve est une jeune femme intense et rebelle dont le récit relate au jour le jour les hauts et les bas de sa passion, dans un langage vif, souvent cru et sans ambiguïté (traduction française du roman par la poète Sylvie Nicolas), mais aussi, dans certains passages, d’une puissance et d’une force évocatrice étonnantes: «Je m’éloigne parce que je viens de me rendre compte à quel point je sens mauvais, à quel point j’ai mal à la mâchoire et parce que l’effet de la drogue s’est complètement dissipé. Je me sens comme une peau gaspillée.»

Eve ressemble à s’y méprendre à Zoe Whittall, qui, comme elle, est née au Québec au sein d’une famille anglophone et semble attirée, magnétisée même, par la culture francophone de sa province. Pourtant,
explique l’écrivaine, Cœurs Molotov est bel et bien un roman, de la fiction pure, et il faut, dit-elle, résister à la tentation de la calquer sur son personnage. Ceci dit, Zoe reconnaît que le contexte culturel et social de son enfance est celui qu’elle a choisi pour son ouvrage. Car Cœurs Molotov se déroule dans le Montréal de 1995, une société moderne, ouverte, mais divisée sur le plan politique comme linguistique et soumise (aux yeux de l’auteure) à un fort climat de tension associé à la campagne référendaire.

La jeune adulte explique que cette période intense et trouble à la fois la fascinait depuis toujours, et qu’elle s’est livrée à une recherche approfondie pour tisser la trame de fond de Cœurs Molotov: «Je voulais aborder cette période-là, qui est particulièrement riche en émotions, et qui a été vécue de façon tout à spécifique par ma génération, comparée aux [gens] plus âgés. Ceux de mon âge n’ont pas connu les traumatismes du passé, la Révolution tranquille, et ainsi de suite.» Une génération à la fois sensibilisée au discours politique, mais aussi parfois étrangement décalée par rapport au conflit qui divise la société québécoise en deux camps très nets et souvent irréconciliables.

Ainsi, Eve passe avec une curiosité à la fois réelle et un peu détachée devant les pancartes placardées de «Oui» et de «Non», en chemin vers la demeure de Della, cette artiste déjantée et imprévisible qu’elle aime d’une passion masochiste. «Si je le veux, je suis capable de surmonter la jalousie, et quand je me mets quelque chose en tête, rien ne peut m’arrêter», raconte l’héroïne.

Zoe Whittall le confirme, Cœurs Molotov est avant tout l’histoire du difficile passage à l’âge adulte d’une anglophone qui décide de rompre le cordon ombilical pour s’immerger dans la faune excitante, mais aussi souvent glauque et impitoyable, de la communauté gaie et de l’univers artistique du plateau Mont-Royal. Incertaine de ce qu’elle veut devenir, Eve se frotte à des individus qui la traitent avec plus ou moins de bienveillance et d’affection. Au fil des pages, des mois, l’identité fragile de l’héroïne s’affirme, s’affine jusqu’au chapitre final, où le papillon parvient enfin à se dégager de son cocon.

Ma mie, ma ville
Chaleureusement accueilli par la critique lors de sa parution en anglais, Bottle Rocket Hearts a figuré parmi les 100 meilleurs livres de 2007 choisis par le quotidien The Globe and Mail. Il est pourtant né, raconte son auteure, sous la forme plus modeste d’une longue nouvelle, «mais ensuite le récit s’est étoffé, et le roman s’est imposé à [elle]. Il devait sortir, devenir ce qu’il est aujourd’hui». Mais Cœurs Molotov est aussi le récit d’une histoire d’amour entre une auteure et la ville qu’elle a quittée il y a maintenant plusieurs années. Ce Montréal bigarré, foisonnant, riche d’une vie culturelle foisonnante dont elle garde une vraie nostalgie. «En février, lit-on dans le roman, on prend son plaisir où l’on peut. On est en manque de sérotonine et de bon hasch alors que Montréal regorge de PCP et de dépressions.» Une ville qui, ajoute Zoe Whittall, peut s’avérer rébarbative, mais qu’il faut savoir apprivoiser pour l’aimer sous toutes ses coutures.

Décrite par plusieurs critiques comme la prochaine Mordecai Richler, Zoe Whittall poursuit son petit bonhomme de chemin littéraire. Un deuxième roman, Holding Still For As Long As Possible, vient tout juste de sortir au Canada anglais. Les thèmes qu’il aborde s’apparentent à ceux de Cœurs Molotov: comment négocier le passage à l’âge adulte dans un monde en pleine évolution… À suivre bientôt en français près de chez nous, on l’espère.

Bibliographie :
Cœurs Molotov, Québec Amérique, 272 p. | 22,95$

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