Avec la même étrangeté fascinante qu’on lui connaît, Mathieu nous amène, avec Le Goupil, sur les traces d’Émile, jeune garçon vivant en province française, envers qui peu sont capables de tendresse. Un roman où le lecteur n’a d’autres choix que de travestir ses bonnes mœurs pour se ranger du côté de la violence. Suivez cet antihéros dans sa quête d’amour, où le quotidien ne manquera pas de vous faire tourner les pages à un rythme effréné.

Émile est un narrateur à qui on ne peut se fier, avec qui on doit développer une relation empathique avant de lui faire confiance. Les chroniques des humiliations de son enfance renversent cette dynamique de lecture à mesure qu’il délaisse sa peau de renard pour incarner le jeune homme qu’il est. Ce procédé permet d’explorer une multitude de styles littéraires. Comment avez-vous construit cette « transfiction »?
Très tôt, j’ai eu l’idée de la figure du trickster/renard pour représenter Émile. Pourquoi? Parce que mon père, le personnage d’Émile, a été envoyé en pension à l’âge de 8 ans pour des raisons assez floues. Et, ne connaissant pas les détails de son enfance, j’ai donc tout de suite pensé à faire entrer Émile dans le mythe, dans la fable et donc dans la littérature afin de pouvoir déclencher le mode de création. Le trickster incarne l’ambiguïté, le passage entre les frontières (réel/irréel), la superstition, la transgression, mais aussi le langage. Donc, tout naturellement, comme je suis un formaliste (adolescent, j’ai été marqué par Exercices de style de Raymond Queneau), j’ai été amené à transgresser les lois du récit (fragmentation, mises en abyme, poèmes, allusions, réécriture). Comme chez Angela Carter et Michel Tournier, deux auteurs que j’adore, le langage dans Le Goupil est fétichisé et la mise en relief du signifiant est une espèce de décadence qui nous rappelle sans cesse la nature intertextuelle de la littérature.

La part d’ombre de vos personnages est toujours mise de l’avant sans grands jugements. Aussi, le Goupil explore à son tour sa sexualité dans des chemins qui sont peu fréquentés au moment de la puberté. Est-ce important pour vous d’ouvrir les possibles de la normativité par la littérature?
Oui, absolument. Le parcours d’Émile, dit le Goupil, n’est pas traditionnel. Mes personnages sont de grands rêveurs et de grands explorateurs, y compris dans leur sexualité, souvent fluide, mais aussi parfois portée vers les limites. J’aime aussi beaucoup renverser les codes et truffer la narration d’inversions, comme le font Michel Tournier et Angela Carter, à la fois sur le plan narratif ou stylistique, mais aussi sur le plan du genre et du désir. Sous une narration et un style parfois très années 50 (l’histoire se déroule de 1945 à 1963) se cachent dans Le Goupil toute une série de transgressions comme jamais on n’en trouverait dans les romans traditionnels de cette époque. Le roman est ancré dans une postmodernité tout actuelle. Sorte de réécriture du roman d’apprentissage, Le Goupil inverse les normes et chamboule les codes.

Vos romans (Les suicidés d’Eau-Claire et Le Goupil) font des lieux des personnages à part entière ayant un réel pouvoir décisif sur les personnages humains. Sachant que le troisième roman en cours d’écriture se déroulera à Ottawa, à Montréal et en Grande-Bretagne, sommes-nous en droit de nous attendre à ce même procédé?
Je suis souvent tenté d’écrire des histoires se passant dans des lieux complètement neutres, dans aucune ville ou nation particulière, mais il semblerait que je n’en sois pas capable, car dans mes romans et mes nouvelles, le lieu a assurément une importance capitale. Il y a une raison simple à cela, je crois : beaucoup de mes scènes me viennent en pensant à des endroits, un pont, une rivière, un arbre, une rue, une maison, un mur ou un arbre peut provoquer toute une suite d’idées et, par la même occasion, tout un chapitre. Mon troisième roman est tout à fait dans cet esprit. Le roman, qui commence avec un accident de voiture, une nuit d’hiver, dans un quartier d’Ottawa (Mechanicsville), raconte la rencontre d’un jeune homme de 17 ans, Nathan Adler, avec un écrivain québécois plus âgé, Antoine du Lys, auteur fictif. Nathan se rend compte que du Lys et son entourage ont une mauvaise influence sur lui (drogue, perversion) et il s’enfuit d’abord à Montréal, puis à Londres. Nathan reviendra plus tard au Canada après une longue descente aux enfers et une transformation radicale, pour voir monter en lui une vocation d’écrivain.

Photo : © Céline Chapdelaine

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