Et tout est repeuplé

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Établies au Saguenay, «à partir de leur laboratoire nordique», les éditions La Peuplade se consacrent à la littérature actuelle – roman et poésie – depuis 2006. Sur leur site, on peut lire que «La Peuplade crie sur tous les toits que l'art doit peupler le territoire, jusque dans nos villages»… y compris Montréal, où vivent plusieurs de leurs auteurs. La présente saison les voit lancer trois nouveaux recueils de poésie qui brillent par leur audace et leur originalité

En guise de vernissage
Il faudrait également mentionner que La Peuplade entend valoriser l’art actuel, notamment en plaçant sur ses couvertures des œuvres qui font du livre un objet d’art en soi. Les livres de Charles Sagalane s’inscrivent également dans ces préoccupations. Après 68 cabinet de curiosités, il poursuit avec 51 Antichambre de la galerie des peintres, une exploration littéraire de l’expérience esthétique. Sagalane nous invite dans son musée personnel et présente une exposition de son cru, où s’entremêlent des tableaux aussi variés que ceux de Rembrandt, Vuillard, Riopelle, voire… Banksy! En fait, Sagalane se montre peu inhibé par les usages sociaux de l’art et le sérieux qu’il suppose. Il rend par exemple hommage à Arthur Villeneuve – «Arthur la peinture qui a peinturé ses murs», vers naïf pour un peintre naïf – en retranscrivant les paroles de sa femme dans son français québécois peu châtié. On verra également apparaître les faussaires Myatt et Drewe, qui ont répandu des contrefaçons des grands maîtres contemporains.

Chaque œuvre est abordée dans une forme de dialogue entre le tableau et la subjectivité de celui qui regarde. On y trouve d’abord une «description» du tableau où la disposition des vers rappelle la forme du cadre, puis des réflexions entre parenthèses qui, elles, suggèrent le silence et le recueillement nécessaires à la contemplation d’œuvres qui «habitent» celui qui les fréquente. On se retrouve ainsi «en situation» et le visiteur devient lui-même «un complice, un miroir, une couleur». Tout le livre de Charles Sagalane démontre une passion et une connaissance de l’art visuel qui font en sorte qu’on suit volontiers cette visite guidée avec lui. Ajoutons qu’il s’agit d’une approche originale de l’écriture poétique, qui se révèle à la fois profonde et ludique, informée et pétrie de son objet, comme en témoigne cette phrase placée en début de recueil: «Parlant de la galerie, un critique a dit: vous y étiez avant d’y entrer et vous y serez après votre sortie.»

Faire peau neuve
Isabelle Gaudet-Labine s’intéresse elle aussi aux liens entre les arts visuels et l’écriture poétique dans une chronique qu’elle écrit dans la revue d’art Le Sabord. Après deux recueils aux Éditions du Noroît, elle propose chez La Peuplade Mue, une suite poétique dans laquelle elle explore les écueils de l’amour. Le changement de peau annoncé par le titre représente les amours successives qui seront toutes vécues sur le mode de l’impulsion et de la fulgurance. La poète annonce d’entrée de jeu: «Retiens-moi / d’aimer je suis furieuse.» La métaphore animale traverse le recueil à travers tout ce qui touche au corps – peaux, mains, gueules, chairs, oreilles, lèvres… et sexes. Pour incarnée qu’elle soit, la poésie de Gaudet-Labine traite pourtant des sentiments et de l’intériorité avec une imagerie et un vocabulaire souvent durs, voire violents: «Nous savons jouir / et faire saigner.»

Faire peau neuve peut s’avérer difficile, et les autres «mues» évoquent plutôt la continuité de la souffrance dans le renouveau. D’autres combats, d’autres amours et d’autres blessures arrivent si bien que la poète clame: «la mort s’annonce sauvage / elle bondit entre mes murs et renifle mon corps frais blessé / je ne dors pas / j’attends le coyote». Ce ne sera pourtant pas la fin, mais une avant-dernière mue avant de se trouver abandonnée sur la plage, avec «l’horizon qui approche» et une résolution nouvelle qui clôt le recueil: «Larguer les amours.» Cette mue intérieure annonce ainsi une libération et suggère qu’il faut moins changer de peau que d’état d’esprit. Isabelle Gaudet-Labine signe ici un très beau livre, porté tout d’un trait par un souffle continu et puissant.

«Un être incroyablement lumineux»
Laurance Ouellet Tremblay a obtenu, pour Était une bête, le prix littéraire Radio-Canada de poésie en 2009. Était une bête présente une écriture itérative qui énumère le catalogue des personnes et des choses du monde dans – et contre – lequel se construit la jeune fille qui grandit dans ces pages. Ce seront d’abord les sœurs enseignantes – «Sœur France / Sœur Thérèse / Sœur Jacqueline» – qui vont se métamorphoser pour s’étendre à tout le champ du réel: «Sœur sûre / Sœur Histoire / Sœur Écorce / Sœur Sans vie.» Pour survivre à travers ces figures d’autorité, l’élève recevra plusieurs conseils: «Ne discute pas», «aplanis-toi», «cesse ta guerre», «baisse les yeux / et compte tes pas.» La cour de récréation sera l’occasion d’autres humiliations alors qu’en assistant à la «formation des équipes», tout le monde trouvera preneur en se faisant nommer, sauf elle, la sans nom, la bête: «Je suis tache blanche / absinthe / carie / coquille, chambranle / […] je suis tout / sauf un nom.»

Le monde scolaire, figé dans un passé religieux que l’auteure n’a probablement pas connu, apparaît comme la métaphore du monde social et de son conformisme: «Être ligne, être belle / être droite / être devoirs, dictées, encre / […] être sans poids / un vide.» C’est au fond d’elle-même qu’elle trouvera les ressources pour surmonter sa brisure et vivre sa révolte: «C’était là / au cœur de la séparée / de la sciée en deux / juste là / le lieu de ma résistance.» Évadée, absente pour une longue période, la jeune fille retrouve une amie perdue en fin de parcours. Le livre se termine alors sur un petit dialogue anodin, tout en non-dits, où se précise la métaphore de la bête, une bête traquée et magnifique, comme la Bête lumineuse de Pierre Perreault. Le premier recueil de Laurance Ouellet Tremblay révèle une écriture très maîtrisée, tant dans son pouvoir d’évocation que par ses qualités formelles. Était une bête annonce une œuvre à surveiller.

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