Virginia Woolf: Deconstructing Virginia

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Il y a des biographies qui sortent du lot, bousculant le genre. Ce sont des «bios» non dégradables, du bouquin durable, des œuvres en elles-mêmes, passionnées, audacieuses, personnelles. C'est le cas de celle que consacre Viviane Forrester à Virginia Woolf après quarante ans de fréquentation de l'œuvre et d'interrogations sur la vie de celle qui écrivit La promenade au phare, Les vagues, La fascination de l'étang, ce parcours illisible d'une âme vers le ruisseau, la rivière Ouse, le choix depuis longtemps privilégié de la noyade, l'appel, le désir de ce qu'elle nommait dans Entre les actes, son dernier livre, «l'étreinte» de la mort.

Au factuel noté et recoupé, au chronologique observé et suivi, ces mesures ou approches habituelles qui n’expliquent jamais tout et parfois rien de la vie d’un être, Viviane Forrester a préféré foncer dans le tas, se lâcher tous sens aux aguets dans l’inextricable matière Virginia (née Stephen, puis mariée Woolf) en faisant preuve de caractère (car elle en a!), se permettant du ton (on la lit, on croit l’entendre), secouant le sujet comme on brasse (ou fatigue) une salade, insistant comme on peut se permettre d’interpeller un proche, un grand ami, en l’occurrence une compagne de toujours…, Viviane F. fréquentant Virginia W. depuis huit lustres et demi.

Forrester, c’est une biographe qui, à 84 ans, a vécu beaucoup et n’a pas froid aux yeux (son Van Gogh ou l’enterrement dans les blés l’a prouvé en 1983) et qui, on peut l’écrire ainsi tant son ouvrage sur le mari «Leonard» et sur l’écrivain «Virginia» est senti, rendu, lancé, a parfaitement le droit de se colleter ainsi à la hussarde à l’insaisissable écrivain éditeur de la Hogarth Press qui refusa d’éditer l’Ulysse de Joyce (jalouse? L’a-t-elle lu?), à la vedette fragile du groupe de Bloomsbury, l’épouse insatisfaite de Leonard Woolf, la camarade enthousiaste de Leonard Woolf, suicidaire et battante, triste amoureuse de la vie, fine observatrice des malheurs, lectrice de Sévigné, admiratrice de Proust, antisémite ordinaire mariée à un Juif aimé, laveuse hystérique de planchers, marcheuse sous les averses, dépressive, plus belle qu’elle ne le croit, jalouse, terrorisée par l’éventuelle critique, lesbienne selon…, brûlante d’amour pour des hommes qui eurent peur d’elle, rieuse et superstitieuse, frigide et enflammée, solitaire et potinière, l’air sotte et snob, lectrice insatiable, timide personnalité qui prend le thé chez Freud (qu’elle lira plus tard) et bonne cuisinière de gâteaux au miel…

Il n’était pas facile de mener la chasse psychologique pour tenter de traquer le Woolf chez Virginia Stephen. Il ne fallait pas avoir peur de Virginia Woolf. Ni de Leonard Woolf. Deux loups accouplés, lui pour éviter une vie de fonctionnaire colonial, elle pour ne pas devenir vieille fille, deux loups vivant ensemble, travaillant ensemble, tous les deux écrivains mais lui si nettement (il l’a compris vite) en deçà d’un talent comme celui de sa femme, sa chère femme à qui (pour privilégier les futurs livres) il refusa de faire des enfants, évoquant des avis de médecins qu’elle ne vérifia pas (là-dessus, sur la chasteté forcée de l’épouse par le mari, le remplacement du sexe par l’écrit, du lit par la page, Forrester est magistrale). Sans qu’elle l’écrive ainsi, on comprend que Leonard Woolf troqua le rôle de mari pour celui de père en quelque sorte, un père comme celui de Mozart…

Au résultat, l’image si complexe et si contradictoire que brosse Viviane Forrester du grand écrivain anglais qui se suicida à 59 ans en mars 1941, les poches de son manteau remplies de roches pour bien couler dans l’Ouse, pour être bien «étreinte» dans cette rivière boueuse d’une zone industrielle, «un décor à la Zola», est une réussite mémorable, définitive, et la part d’imaginaire, l’audace du regard, la divination, tout cela m’apparaît pratiquement plus réel que toutes les autres biographies consacrées à l’auteure d’Orlando. La déconstruction qu’elle fait de Virginia Woolf, des Virginia Woolf, équivaut à une construction réfléchie, du moins à un ouvrage qui réussit à nous permettre de nous approcher de quelqu’un qui, trop sensible, se dissimulait dans ses morceaux, manies, moqueries, malaises, misères, faisant de l’épars son rempart, un rempart que Forrester affronte et abat.

La biographe haut de gamme qu’est Forrester (après Van Gogh et Woolf, on espère d’elle un Proust!) avoue d’entrée de jeu qu’elle a été menée par la sensation d’«ouvrir et de fouiller dans des tiroirs qu’elle-même (V. W.) ne connaît pas». C’est qu’elle a pu tout lire et relire ce que la constellation d’hommes et de femmes («destins entrelacés») gravitant autour de l’auteur d’Une chambre à soi a pu écrire, frères, sœurs, amis, amantes, etc. Elle écrit: «Nous ne connaissons personne, et moins encore nous-mêmes et nos proches, comme nous avons les moyens de la connaître, elle, mais aussi les siens et les intrications de leurs existences et les secrets, les mensonges, les malentendus dramatiques qui en ont dérivé. À travers ces méandres, l’œuvre qui fend sa voie, se fomente intraitable. Le corps qui la perçoit.»

Les coups de fouet
La mort aura toujours entouré, nourri l’univers de Virginia Woolf, une mort qu’elle métaphorisait en autant de «coups de fouet». Ce n’est pas la Grande Faucheuse, c’est une Mère Fouettard qui menace tout le monde. À 13 ans, Virginia Stephen assiste à la mort de sa mère, elle voit son père sortir de la chambre en s’appuyant sur les murs. Alors qu’elle a 22 ans, c’est ce père enrobé fantasmatiquement à ses yeux d’un inceste avec sa demi-sœur qui meurt, ce père savant et sévère qui va la hanter longtemps. Vingt-huit ans après sa mort, elle écrit dans son Journal: «Il aurait eu 96 ans aujourd’hui. Grâce au ciel, il ne les a pas eus. Sa vie eut entièrement détruit la mienne. Que serait-il arrivé? Pas d’écriture, pas de livres!» Tandis que jamais son père, souligne Forrester, n’a fait obstacle à ce qu’elle écrive. Au contraire…

De 13 à 24 ans, elle a vécu quatre deuils familiaux, dont celui de son frère Thoby qu’elle s’acharne à nier en parlant de lui comme étant toujours vivant dans plus de vingt lettres envoyées à son amie Violet Dickinson…

Et ces coups de fouet, on en retrouve l’effet, l’écho, dans l’écriture même de Viviane Forrester, avec sa plume aussi vive que cinglante, des phrases se passant de verbes, libres et poignantes. Bref, une biographie qui s’est foutue des règles académiques pour partir en mission impossible, Forrester sachant très bien qu’il est irréalisable, le livre qui dirait la vérité d’un être humain; ce qui est
parfaitement «woolfien».

Bibliographie :
Virginia Woolf, Viviane Forrester, Albin Michel, 352 p. | 34,95$

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